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méthodistes du voisinage lui eussent donné asile, cela va sans dire, mais elle craignit d’irriter encore le courroux de son père. Dans l’embarras où elle se trouvait, Patty fut trop heureuse que l’ancien Magruder, venu à Hissawachee pour le meeting trimestriel, lui offrît un moyen de gagner sa vie au loin. Il s’agissait d’apprendre à lire, à écrire et à compter aux jeunes citoyens des deux sexes, espoir de la colonie du Plateau des Noyers. Les parens, selon l’usage, devaient successivement prendre l’institutrice en pension ; mais, le docteur Morgan ayant su qu’elle était la cousine de Kike, insista pour qu’elle passât les dimanches chez lui. Bientôt Patty eut non-seulement la réputation d’une belle dame, mais celle d’un ange, car, sa classe faite, elle consacrait volontiers ses loisirs aux malades. Le docteur, sachant que rien ne pouvait mieux la distraire de dix heures d’alphabet, l’avertissait quand il avait quelque besogne à lui faire partager. Ce fut ainsi qu’il vint un soir à l’heure où fermait l’école l’avertir qu’un blessé recueilli par des gens de mauvais renom avait besoin de ses soins. — Il se méfie des miens, ajouta le docteur. Je le soupçonne, d’après l’asile qu’il a choisi, de n’être rien de mieux qu’un voleur de chevaux ou un détrousseur d’émigrans, mais notre devoir est de le secourir tout de même, non de le faire arrêter : l’Évangile est au-dessus de la loi.

M. Morgan attendit pour parler de la sorte que les élèves de Patty lui eussent rendu leurs devoirs, qui consistaient à venir la saluer en défilant devant elle leur panier à la main. Quand la dernière petite fille eut tiré sa révérence, Patty, ayant écouté attentivement le docteur, se hissa en croupe derrière lui, et tous les deux partirent comme de vieux amis.

Le premier accueil fait à Patty par l’entourage du blessé ne fut pas précisément aimable. Il y avait là dix enfans en guenilles, une mégère fort peu disposée à tolérer chez elle des intrus, et un boiteux que son infirmité avait forcé de renoncer au brigandage. Patty put à peine réprimer sa frayeur en pénétrant dans cet antre, mais le docteur avait une façon d’agir des plus despotiques avec ses cliens : une fois appelé, il mettait toute la maison sous la loi martiale. — Je vous amène un bras droit, dit-il à la maîtresse du logis, sachant que vos marmots ne vous laissent pas le temps d’être garde-malade, — puis il conduisit miss Lumsden dans la pièce voisine et la présenta au blessé. Celui-ci paraissait avoir une quarantaine d’années, mais la souffrance et sa barbe, qui depuis longtemps n’avait pas été rasée, le vieillissaient peut-être. Il tourna vers Patty un œil terne et hagard qui erra ensuite autour de la chambre comme pour y chercher une chaise à offrir.

— Ne vous tourmentez pas, lui dit la jeune fille, je saurai bien prendre soin de moi-même.