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recevrait un coup de fusil ; mais vous, qui vous soupçonnerait d’aller seule si loin et la nuit ?… car il faut que ce soit la nuit.

Patty n’était pas une héroïne, n’importe, il s’agissait de sauver Goodwin. — J’irai, dit-elle.

— Et vous ne direz pas au docteur où vous allez, vous ne direz pas à Goodwin de qui vous tenez le renseignement ?

— S’il ne me croit pas pourtant ?

— Tout le monde croirait en vous.

— Je peux avoir été trompée, il ne voudra point passer pour un poltron.

— Soit, j’écrirai.

Il traça quelques mots sur un chiffon de papier qu’il plia ensuite. — Je m’en rapporte à vous, dit-il, vous ne l’ouvrirez pas. Et maintenant restez quelques jours sans revenir me voir ; prenez la route de l’est afin de dérouter les gens qui pourraient vous épier ; une fois au Long-Creux, impossible de s’égarer, il n’y a qu’un chemin à travers la forêt. Si le bon Dieu se mêle d’aider âme qui vive, il vous aidera pour sûr.

Patty sortit de la cabane éperdue. Ce voyage nocturne l’effrayait moins encore que les heures d’attente durant lesquelles il lui faudrait se composer un visage insouciant. C’était un samedi.

Le soir elle feignit de se rendre comme de coutume chez le docteur pour son congé du dimanche, et alla en effet prier M. Morgan de lui prêter son cheval. — J’en aurai besoin jusqu’à demain, ajouta-t-elle.

— Jusqu’à demain ? vous comptez donc voyager la nuit ?

— Ne m’interrogez pas, j’ai promis de me taire, c’est une question de vie ou de mort.

— Permettez-moi du moins de vous accompagner. Le gredin que je vous ai donné à soigner vous aura tendu quelque piège ; vous l’avez vu aujourd’hui. J’ai peur d’un guet-apens. De grâce, ne partez pas seule !

— Si vous ne me prêtez pas un cheval, j’essaierai d’aller à pied, voilà tout ! dit Patty avec une invincible obstination.

Le docteur céda, et pendant les quarante-huit heures qui suivirent se reprocha sans relâche sa faiblesse.

Le voyage de Patty est resté une tradition locale, une sorte de légende dans cette vallée de l’Ohio. On y mêle des apparitions, des miracles, on prétend que les anges la guidèrent sous la forme de deux beaux chiens à travers les seize milles qu’il lui fallut faire en pleine nuit dans la solitude des bois immenses. Quoi qu’il en ait pu être, elle atteignit saine et sauve Jenkinsville le matin, après avoir pris un peu de repos chez un bûcheron sur la lisière de la forêt.