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Quand on voyait ensemble deux hommes arrêtés, on était sûr que l’un des deux espionnait l’autre, à moins qu’ils ne s’espionnassent mutuellement. « Le bruit courut que le ministre allait rendre l’âme ; on ne savait alors si l’on devait témoigner du désespoir ou de la joie, tant on craignait que cette mort n’arrivât point… Dans toutes les églises, on avait fait des prières publiques, et l’on peut dire que les prêtres, les moines, les religieuses, bombardaient le ciel de toute sorte de dévotions hypocrites que les bouches prononçaient et que les cœurs désavouaient… Les grands, plus petits encore que les gens des dernières classes du peuple, les surpassaient en bassesses, en prières dont les restrictions mentales étaient faciles à deviner… » Le premier jour où le ministre, aidé de ses domestiques, put se placer dans un sofa du salon, il y fut environné par tous les grands seigneurs du royaume, ecclésiastiques et séculiers, par les chefs de tous les conseils prosternés devant lui, empiétant les uns sur les autres en exagérations outrées pour lui témoigner leur joie sur son rétablissement…

Quand l’excellence fut hors d’affaire, tout Lisbonne se mit en fête ; ce n’étaient que Te Deum, réjouissances publiques et privées ; on priait tous les matins, on dansait tous les soirs, et un déluge de poésies inonda le palais du ministre. « Je fis moi-même des vers à cette occasion, dit Gorani, mais mes vers étaient sincères, puisque j’étais persuadé que mon bienfaiteur l’était aussi de tout le Portugal. » Cet enthousiasme ne dura pas ; le jeune courtisan s’aperçut un peu tard que le comte d’Oeiras n’était pas un homme de bien, ni peut-être même un homme de génie. Assez libre d’esprit pour chasser les jésuites, qui l’inquiétaient, le ministre avait conservé tous les préjugés de son pays contre les Juifs, même contre ceux qui avaient abjuré leur foi : il empêcha Gorani d’épouser la fille d’un « nouveau converti, » car aux yeux des Portugais il fallait quatre générations pour laver une famille du péché de judaïsme. D’autre part, la violence du despote, les conspirations qu’il avait inventées pour se défaire de ses compétiteurs, le tribunal de l’Inconfidencia, qu’il avait substitué à l’inquisition et qui faisait regretter le saint-office, l’exécution du colonel français et surtout le motif secret de cette rigueur, tous ces faits et beaucoup d’autres émurent Gorani, qui n’était imprudent que par boutades. On le fit voyager en Portugal avec un compagnon de route qui l’excitait très souvent à boire, et qui lui disait beaucoup de mal du comte d’Oeiras. À chaque instant, il lui arrivait d’avoir à se défendre contre de pareilles provocations ; les délateurs commençaient à s’occuper de lui, si bien qu’un jour, à l’improviste, il fut arrêté dans la rue et conduit au tribunal de l’Inconfidencia. On lui fit traverser trois salles ; la troisième était tapissée en noir et meublée d’une table que