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« Je ne me rappelle plus en ce moment si, en juillet 1769, la guerre entre la Russie et la Porte était déjà allumée ou seulement sur le point de se déclarer ; le fait est qu’on en parlait beaucoup et que c’était la grande nouvelle du jour. Voltaire me proposa d’aller en Russie avec des lettres de sa part pour l’impératrice et pour les principaux ministres de cette souveraine. À cette première proposition, je répondis par des plaisanteries ; mais, le patriarche m’ayant assuré qu’il parlait sérieusement, je lui répondis tout uniment que mes vicissitudes (vicende) avaient produit chez moi le bien de me guérir de l’ambition, et que j’avais perdu toute envie de jouer de nouveaux rôles politiques, et que le seul désir qui me dominait était d’acquérir un nom dans les lettres par l’assiduité de mon travail… Voltaire revint à la charge sur le projet qu’il avait formé, en insistant avec force, et en me faisant sentir que le succès serait très facile… Je crus confondre le philosophe par des tirades de vers harmonieux de ses propres ouvrages que je savais par cœur et qui exprimaient le néant des projets ambitieux. Quoique cette manière d’objecter fût du goût du poète, il sut pourtant l’éluder en m’insinuant avec adresse que, par les vers que je venais de lui citer, il n’avait eu en vue que de tonner contre l’ambition vulgaire. « L’ambition de l’homme de génie, me dit-il, qui ne cherche la grandeur que pour le bonheur de l’humanité, est un genre d’ambition héroïque qui mérite les éloges des philosophes. Si je n’avais moi-même que trente ans et si je me trouvais dans des circonstances semblables à celles où vous vous trouvez, je n’aurais aucune difficulté à accepter des projets de cette nature, et je me hâterais de les mettre à exécution. Songez, monsieur, qu’aucune loi divine ni humaine ne vous soumet à une souffrance passive des outrages qu’on vous a faits à Vienne. D’ailleurs chaque homme apporte en naissant le droit de jouer dans le monde le plus grand rôle qu’il peut, etc., etc. »

« Ce fut seulement le huitième jour de ma seconde demeure au château de Ferney que Voltaire réussit à dissiper mes incertitudes. Nous prîmes entre nous l’arrêté suivant : que nous garderions, lui et moi, le plus profond secret sur ce dont nous étions convenus ; que je ferais une course à Milan, afin de persuader mon beau-frère et ma sœur à me seconder et que, vu l’incapacité absolue du comte Comnène pour des affaires de cette nature, et son défaut total de courage, il suffirait de me faire autoriser par un écrit de sa part, — que je repasserais au plus tôt à Ferney avec ma sœur, et que lui (Voltaire) ferait après le reste pour bien disposer l’impératrice de Russie, qui ne demandait pas mieux que de trouver, disait-il, un homme à talent et hardi, en état de faire insurger les Grecs en faveur d’une famille qu’ils regrettent encore. Aussitôt que la révolution