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Le vertige s’emparait des sens ; je m’étais levé, je regardais ces hommes debout, fermes et assurés, qui appuyaient les violens sur leur poitrine comme pour y verser tout le sang de leur cœur, je suivais les mouvemens de leurs archets qui fouettaient l’air comme avec des formules magiques, je me sentais oppressé ; dans mon angoisse, j’aurais voulu arrêter ce débordement, lorsque, par un renversement ingénieux, le motif douloureux et sombre du début se transforma en une mélodie gracieuse, merveille poétique. Les sons passaient rapidement comme des étincelles sonores. Ils s’éteignirent aussitôt ; une féroce violence anima les dernières mesures, et les bohémiens déposèrent leurs archets.

Ils les reprirent bientôt, devinant un auditeur ému. Les heures se passaient, de larges étoiles s’allumaient à tous les coins du ciel, le feu s’enveloppait de longs tourbillons de fumée, et j’écoutais toujours. Les bohémiens chantaient l’amour et les tourmens d’amour, et c’étaient des larmes et des sourires, des soupirs et des râles, des sons caressans comme des chants de berceuses, des sifflemens de vipères. De vagues désirs, une tristesse irrémédiable envahissaient le cœur ; il semblait que de blessures ouvertes des chaudes et rouges gouttes de sang tombaient une à une. — La musique cessa, les hommes se recouchèrent, et je quittai le camp, emportant la révélation d’un art aux vertigineuses conceptions.

Trois points principaux «déterminent le caractère de la musique bohémienne : ses intervalles inusités dans l’harmonie européenne, ses rhythmes essentiellement bohémiens, ses fioritures orientales. Les tziganes prennent dans la gamme mineure la quarte augmentée, la sixte diminuée et la septième augmentée. C’est par l’augmentation fréquente de la quarte que l’harmonie acquiert des chatoiemens d’une audacieuse et inquiétante étrangeté. Le musicien civilisé, choqué, commence par y voir de fausses notes. — « Ce serait beau si c’était bien, dit-il, mais les règles ! » Les rhythmes ont pour loi de n’avoir pas de loi. L’abondance en est incalculable. Les bohémiens passent du mouvement binaire au ternaire avec un à-propos si heureux, par des combinaisons de rhythmes, de trois temps en trois temps ils opèrent des transitions d’un effet si enivrant et si solennel, qu’on ne saurait imaginer les rares beautés qui résultent de cette richesse. Quant aux fioritures, elles donnent à l’oreille tous les plaisirs que l’architecture mauresque donnait aux yeux ; les architectes de l’Alhambra peignaient sur chacune de leurs briques un petit poème gracieux ; les bohémiens ornent chaque note de dessins mélodieux, de luxuriantes broderies.

Tout va bien jusqu’ici. On peut jusqu’à un certain point expliquer le mécanisme des effets heurtés, des reliefs bizarres ; mais la flamme impalpable du sentiment tzigane, ce sentiment dont le charme étrange, subjuguant, est une animation vitale presque adéquate à la vie elle-même, le mystérieux équilibre qui règne dans cet art sans discipline,