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renferment à toutes les pages la glorification de Rome et de ses maîtres ; nous avons ici le cri de colère et de vengeance des victimes qui ne se sont pas résignées à souffrir. Il faut rendre cette justice aux poètes sibyllins qu’ils n’ont jamais varié dans leurs sentimens. Dès le premier jour, et avant même d’avoir subi le joug des Romains, ils détestaient Rome. Son pouvoir n’était encore qu’une menace lointaine, ses légions n’avaient pas paru en Égypte et en Syrie, que déjà ils la signalaient à tout le monde comme le grand ennemi et le grand danger. Dans ce vieil oracle sibyllin, que je viens d’analyser, on essaie de réunir tous les peuples contre les Romains ; on les représente comme des barbares qui pillent les villes et brûlent les palais, comme des conquérans avides, « dévorés par la soif exécrable de l’or, » comme des impies livrés aux plus honteuses débauches, « qui emmènent les enfans et les épouses, arrachées du lit conjugal et tombant suppliantes sur leurs faibles genoux. » On les détestera bien davantage quand on les aura connus de plus près. Le monde une fois conquis, les imprécations redoublent. Tous ces poètes, divisés souvent d’opinions et qui appartiennent à des religions différentes, s’accordent entre eux dans la haine qu’ils ressentent pour Rome, dans la joie qu’ils éprouvent à lui annoncer qu’elle sera punie et à décrire d’avance son châtiment. « Malheur, malheur à toi, lui disent-ils, Furie, amie des vipères ; tu t’assiéras, veuve de ton peuple, le long du rivage, et le Tibre pleurera sur toi comme sur une épouse délaissée, parce que tu avais le cœur cruel et l’âme impie. Tu ne connaissais pas la puissance de Dieu, tu ne savais pas le coup qu’il se préparait à frapper. Tu disais : Il n’y a que moi, et personne ne pourra me vaincre ! Maintenant Dieu, qui est le maître de tout, a détruit tous les tiens, et il ne restera pas de trace de toi sur la terre… Méchante ville, qui retentissais des chants de fête, garde le silence. Dans tes temples, les jeunes filles n’entretiendront plus le feu qui brûlait toujours ; tes autels n’auront plus de sacrifices… Tu baisseras la tête, superbe Rome, le feu te dévorera tout entière, tes richesses périront, les loups et les renards habiteront tes ruines, tu seras déserte et comme si tu n’avais jamais été. » Loin d’être ému de cette grande catastrophe, le poète y applaudit et l’appelle ; il souhaite y assister, il est impatient de jouir de ce spectacle : « Quand aurai-je le plaisir de voir ce jour terrible pour toi, Rome, et pour toute la race des Latins ! »

Ces grands éclats de colère ne laissent pas de paraître surprenans. C’est l’opinion générale que les peuples vaincus se sont assez vite résignés à la domination de Rome ; on suppose qu’ils étaient heureux de faire partie de ce vaste empire, défendu par une administration vigoureuse contre l’anarchie intérieure, protégé par