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savante, à laquelle ils ont dû d’abord de grands succès, mais qui n’a pu les préserver, dans ces derniers temps, de nombreux et cruels revers. En France, la population ouvrière n’a jamais eu beaucoup d’inclination pour ce moyen brutal et périlleux. « L’expérience nous a prouvé, dit le délégué des opticiens, que nous ne pourrions jamais arriver à notre but par les grèves. Combien d’économies, réalisées à grand’peine, se sont trouvées englouties, pour arriver à quoi ? à une augmentation dérisoire et momentanée, car, sitôt que l’ouvrage commençait à baisser, elle était retirée pour faire place à l’ancien tarif. » C’est là parler en homme de sens ; ce langage n’est pas exceptionnel. Le délégué des marbriers revient à quatre reprises différentes sur les grèves ; cependant il ne semble pas qu’il ait une disposition d’esprit particulièrement modérée. Après avoir dit « qu’il est inadmissible qu’il y ait des gens qui mangent bien, et les autres rien, » il ajoute : « Il faut sans retard chercher le remède ; ce que nous pouvons affirmer ici, c’est qu’il n’est pas dans la grève. La grève tourne toujours au profit des patrons. » Notez que ce n’est pas un novice qui parle ; c’est, si l’on nous passe ce terme, un vieux routier. En 1869, les ouvriers marbriers se mirent en grève pour obtenir une augmentation de salaire, la suppression des heures supplémentaires et encore quelques autres améliorations de détail. Cette grève dura un mois ; « elle coûta cher à la marbrerie, les ouvriers subirent bien des misères, la chambre syndicale s’endetta pour une somme de 18,000 francs, sur lesquels 7,000 étaient encore dus en 1873. » Le délégué a vraiment raison de dire que l’argent dépensé dans la grève « aurait bien mieux profité en créant une association coopérative de production. » Cependant cette grève s’était terminée par la victoire des ouvriers, qui obtinrent, au moins sur le moment, tout ce qu’ils voulaient. Le délégué des ouvriers en voitures, l’un de ceux pourtant qui ont écrit sur la question sociale les passages les plus déclamatoires, vient déclarer aussi que « les grèves n’ont amené que des résultats insignifîans après de grands sacrifices. » Quant au délégué des mécaniciens, c’est un vrai docteur ; un lauréat de l’Académie des Sciences morales et politiques ne tiendrait pas d’autre langage, et il aurait moins d’autorité.

Déshabitué des grèves, l’ouvrier français semble définitivement réconcilié avec les machines. Il n’a plus envie de les proscrire ou de les briser ; il revendique pour les hommes de sa classe l’honneur d’en avoir inventé le plus grand nombre. L’ouvrier sent que ces perfectionnemens de l’outillage industriel tournent en définitive à son avantage ; il se plaint seulement des inconvéniens temporaires que la brusque introduction de machines nouvelles peut avoir pour le personnel des travailleurs, si l’on n’use pas de ménagemens