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ses gouvernans[1]. » Les chambres refusèrent les crédits demandés ; le gouvernement passa outre et continua les dépenses. La question militaire devint ainsi une question budgétaire et se transforma bientôt en un conflit constitutionnel irrémédiable. Vers la fin de 1861, on ne voyait plus d’autre remède à la situation qu’un coup d’état.

Non moins profond et irrésistible fut bientôt le changement dans les idées de la cour de Potsdam par rapport à la politique extérieure. A mesure que se perfectionnait « l’instrument » (et il se perfectionnait rapidement), on commençait à s’interroger sur son emploi le plus pratique et le plus fructueux. On ne savait pas encore bien distinctement ce qu’on voulait, mais on le voulait avec force, avec la force qu’on puisait dans des bataillons sans cesse grossissans. Assurément on ne visait toujours qu’à des conquêtes morales en Allemagne, mais on pensait qu’une morale en action, appuyée quelque peu par des fusils à aiguille, donnerait des résultats excellens. L’atmosphère était chargée d’électricité et de principes de nationalité, et ce n’étaient point seulement les professeurs et rhéteurs du National-Verein qui recommandaient a une Allemagne unie avec une pointe prussienne (mit preussischer spitze). » Lorsque au mois d’octobre 1860 l’envoyé de Prusse, le comte Brassier de Saint-Simon, vint lire au comte Cavour la fameuse note de M. de Schleinitz contre les annexions italiennes, le président du conseil sarde écouta en silence la mercuriale, exprima ensuite son vif regret d’avoir déplu à ce point au gouvernement de Berlin, mais déclara aussi se consoler par la pensée que « la Prusse saura encore un jour gré au Piémont de l’exemple qu’il venait de lui donner. » En France, les journaux de la démocratie autoritaire, les organes dévoués du « droit nouveau, » ne cessaient de célébrer la « mission piémontaise » de la maison Hohenzollern, et on a rappelé plus haut les encouragemens que Napoléon III laissait parvenir à Berlin dès 1858. La visite faite par le roi Guillaume Ier[2] à l’empereur des Français à Compiègne dans le mois d’octobre 1861 était à cet égard un symptôme d’autant plus significatif qu’aucun des souverains du nord n’avait encore jusque-là donné cette marque de courtoisie à l’élu du suffrage universel. Des fruits étranges commencèrent dès lors à courir sur l’alliance des trois cours des Tuileries, de Saint-Pétersbourg et de Berlin, et ils persistèrent jusqu’au mois de mars 1863. Des publications d’origine mystérieuse, mais qui dénotaient une connaissance très spécieuse des choses politiques,

  1. Constantin Roessler, Graf Bismarck und die deutsche Nation, Berlin 1871.
  2. Frédéric-Guillaume IV étant mort le 2 janvier 1861, le prince-régent prit dès ce jour le nom de Guillaume Ier.