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époque en a donné sa définition et s’est du même coup définie elle-même dans ses tendances et ses aptitudes. Toutefois cette notion ainsi comprise ne peut surgir là où l’homme n’est rien, où l’individu, dominé par une nécessité aveugle, ne compte plus que comme une molécule d’un organisme étranger, où sa nature fléchit devant l’immobilité des castes, où sa liberté, se heurtant contre les hauteurs mystérieuses de la théocratie, s’enferme dans le cercle infranchissable tracé autour de lui par une puissance supérieure. Aussi chez les races indolentes et asservies de l’extrême Orient le principe de libre examen s’efface devant une soumission aveugle à des traditions obscures et à des formes permanentes, et tandis que l’homme des pays libres se place pour raisonner au-dessus des faits ou des lois écrites, un Chinois ou un Japonais acceptera comme nécessités dominantes et directrices ces lois écrites ou ces faits existans. Pour lui, la belle parole de Bossuet n’existe pas, il répondrait au contraire qu’il n’y a pas de droit en dehors de l’autorité.

Dans ce sommeil de la conscience individuelle, les hommes, habitués à écouter la voix du maître avant celle de la nature même, n’ont d’autre lien social que l’obéissance affermie par la crainte, par les sanctions pénales et par l’opinion publique. Il se forme au milieu d’eux une série de préceptes conventionnels qu’on observe par habitude, par conviction ou par respect humain, mais qu’on n’examine pas et dont aucun n’a pris racine dans les profondeurs du moi. Il en résulte une grande fixité dans l’état social, une grande facilité à gouverner, et, tandis que chez nous le mouvement perpétuel des esprits détruit sans cesse à mesure qu’il fonde, en Orient, si quelque grand homme a réalisé une conception puissante, elle se perpétue par l’inertie de ceux qui la subissent. On ne saurait nier toutefois qu’il en résulte aussi une grande faiblesse, Car il n’y a pas de véritable cohésion sociale là où il n’y a pas d’hommes habitués à penser en commun, à se rencontrer dans un même idéal. Si le seul lien qui les unisse est le respect machinal d’un même pouvoir, le jour où ce pouvoir tombe, où l’autorité disparaît devant le scepticisme, il reste une poussière humaine, mais plus de nation.

Au contact du scepticisme étranger, sous l’influence des coups d’état et des perturbations sociales, un éparpillement semblable menace de s’accomplir au Japon. La nature complexe de son ancienne constitution et les qualités particulières de la race japonaise permettront peut-être d’en ralentir la marche ou d’en supprimer les dangers : nous aurons à en indiquer les causes et les remèdes ; mais nous devons avant tout présenter le tableau des institutions politiques et privées telles qu’elles résultent des usages encore plus que des lois. Quels furent aux différentes périodes de son histoire l’organisation des pouvoirs, les rapports des classes