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habiter sous le même ciel que le meurtrier de votre père. » La solidarité dans la famille japonaise, comme dans la famille germanique, se résume dans le principe que les fautes d’un seul sont communes à tous, et que les insultes faites à l’un s’adressent à l’autre. Elle renfermait sans doute le germe de grandes vertus, et réunissait dans une même main des forces éparses ; mais, née dans le clan, elle n’en dépassait pas les limites, et ne s’élevait pas de la tribu à la nation. Nulle considération ne dominant la fidélité due au patron, aucune ne pouvait prévaloir contre son honneur et contre la poursuite de ses vengeances. Si l’on ajoute que dans les sociétés mal policées la vendetta remplace forcément l’action impuissante de la justice, on conçoit que les dynasties militaires ne pouvaient se faire que des guerres d’extermination. Le jour où l’une d’elles aurait réussi à désarmer tous ses ennemis, elle devait arriver à la toute-puissance. Quinze siècles s’écoulèrent dans ces luttes intestines, d’où la maison de Minamoto sortit victorieuse, maîtresse d’un pays jonché de ruines et aussi mal préparé dans cette longue anarchie pour la soumission que pour la liberté. Elle avait démembré et anéanti les forces rivales, elle avait brisé les ressorts de la puissance sacerdotale en se servant comme instrument du christianisme, qui venait de faire son apparition, elle s’était donné, par une brillante expédition en Corée, le prestige de la conquête ; il lui restait à profiter d’un succès momentané pour assurer l’avenir et fixer les destinées du pays dans une organisation stable, fondée sur ses instincts invincibles et ses réels besoins. Ce fut l’œuvre de Yéyas.


II

Le voyageur qui sort d’Yeddo par la porte du nord ne tarde pas à rencontrer une large avenue de sapins, au bout de laquelle, après trois jours de marche, il vient se heurter au pied des montagnes de Nikko. Au milieu d’une riche végétation, dans une solitude grandiose, s’élèvent des temples qui dépassent en réputation et en richesse tous ceux que possède le Japon. C’est là que voulut reposer le soldat-législateur, le plus grand homme de son pays, qui, après avoir fermé l’ère des guerres civiles, assurait à la nation deux siècles et demi d’une profonde paix. En parcourant le monument qui survit à son œuvre, le désir s’éveille de connaître les hommes et les choses de ce temps, de savoir quels furent les ressorts du gouvernement et de la société qui reçurent alors une si puissante impulsion. Il est dans la vie des peuples une heure critique que l’on pourrait appeler l’heure du législateur ; c’est quand, épuisée par les grandes luttes et les secousses intérieures, la société, avide de repos et lasse de chimères, contemple autour d’elle les désastres