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cas d’enquête, si la puissance publique est convenablement dirigée, il n’est rien, entre le ciel et la terre, dans les demeures même des « barbares » répandues aux quatre coins du globe, sous les racines du gazon ou sous la surface terrestre, qui puisse échapper à ses recherches. La seule chose difficile à découvrir est le fil insaisissable du cœur humain. Yoritomo adopta à cet égard un plan ingénieux dû à Sotokotoku, de la dynastie de Daïto (Chine) ; il voulut obtenir comme un reflet des cœurs en suspendant de l’or et des promesses de récompenses aux écriteaux répandus dans les carrefours des capitales. Cette coutume existe encore, mais il est à craindre que l’on ne trouve pas chez les samouraï de dispositions conformes à son esprit. » Cet encouragement à la délation pouvait en effet ne pas suffire, et une classe d’espions, me katchi, y suppléa. Ils occupaient diverses fonctions nominales, se présentaient comme domestiques chez les personnages dangereux, chez les daïmios qu’on voulait surveiller, dans les maisons de thé qui servaient souvent de lieu de rendez-vous aux conspirateurs, plus tard chez les Européens dont on voulut connaître la conduite, écrivaient tout ce qu’ils voyaient ou entendaient, et parfois filaient un criminel ou un suspect pendant des semaines avant de le dénoncer. Chaque daïmio avait à son tour sa police secrète, et l’on pouvait dire que, de trois Japonais qui se trouvaient ensemble, il y en avait deux qui faisaient le métier d’espions. L’histoire du shogounat est celle de vingt complots toujours découverts ; mais, si l’espionnage est une tentation inévitable du despotisme, il n’y a pas de plus sûr moyen d’abâtardissement pour une aristocratie. L’homme le plus courageux se replie et se courbe sous cette puissance occulte qui échappe à toute résistance : la nation politique y perd son ressort et sa virilité ; la chute de l’ancien régime japonais en est un exemple dont le nouveau fera bien de profiter.

Telle est, dans ses traits généraux, cette organisation sociale que le passé a léguée au présent. Formée d’élémens divers et hostiles que l’habileté d’un grand homme avait su mettre en harmonie, maintenue par un heureux concours des lois avec les mœurs, elle a prouvé par un silence de près de trois siècles dans son histoire quelle était sa stabilité. Toute personne, toute chose avait sa place nécessaire, sa sphère déterminée, son action limitée, ses devoirs tracés d’avance, ses règles infranchissables ; mais cet organisme, si admirablement disposé pour fonctionner sur place, était incapable de mouvement et de progrès, il devait se fausser au premier effort. Cet édifice si solide était exposé, comme tout ce qui ne se renouvelle pas, aux lois du temps et de la vétusté ; le jour où une cause extérieure vint l’ébranler, il devait chanceler et s’effondrer au premier choc.