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pas d’un sol dans un autre ; elles ne sont durables et efficaces qu’à la condition de répondre exactement à des besoins déjà nés, à des instincts formés, à des mœurs générales conformes. L’œuvre patiente et souvent ingrate du législateur est de prévoir de loin vers quel état d’esprit il veut amener la nation et d’y façonner progressivement ses idées avant de lui dicter des lois. Il n’est pas bien certain qu’en faisant appel aux lumières étrangères les ministres japonais se soient rendu compte des difficultés de leur entreprise et du temps qu’elle allait réclamer. Le code Napoléon leur apparaissait comme la loi par excellence des peuples civilisés, et ils ne voyaient guère d’autre conduite à suivre que de le traduire et de le promulguer dans le plus bref délai. Appelé en 1872 à inaugurer ici l’étude de notre législation, je ne tardai pas à reconnaître et à signaler l’inanité de l’œuvre précipitée qu’on voulait entreprendre. Il fut résolu à cette époque qu’au lieu de légiférer à la hâte on entreprendrait une étude parallèle et approfondie de la législation coutumière, si confuse et si diverse, et des lois françaises, prises comme type du droit moderne de l’Europe. On n’essaierait d’y faire des emprunts qu’après avoir pénétré de part et d’autre dans l’esprit des institutions. L’activité législative dut se borner à quelques réformes urgentes et provisoires dans la procédure et les juridictions, à un essai de séparation entre le pouvoir administratif et le pouvoir judiciaire, à la régularisation des actes de l’état civil. On créa une école préparatoire de français, et bientôt s’ouvrirent des cours de droit[1]. On adoptait ainsi un plan dont l’exécution réclame une longue série d’années, mais promet des résultats plus complets.

Quel que soit le zèle déployé par les ministres auxquels cette tâche est confiée, elle réclame avant tout le secours du temps. On ne fonde rien par les procédés révolutionnaires, et, si des coups de force peuvent transformer l’état politique, ils ne font dans la sphère morale que désorienter la nation sans la rallier. Le Japon a perdu ses anciennes mœurs, il faut attendre qu’il ait fixé ses mœurs nouvelles avant d’en faire la base des lois : il a emprunté quelques idées étrangères, il faut leur laisser le temps de pénétrer et de détruire les préjugés locaux encore enracinés. Il faut avant la promulgation d’un droit nouveau créer et propager la notion absolue du droit. L’entreprise en un mot n’est pas mûre, et demande une longue et patiente préparation. L’idée qui frappe le plus, c’est que la forme même de la future constitution ne semble pas arrêtée ; l’oligarchie est morte, la démocratie n’est ici qu’un mot vide de

  1. Ces nouveaux projets réclamaient le concours d’un collègue. Le gouvernement japonais ne pouvait mieux le choisir qu’en la personne de M. Boissonnade, professeur agrégé de la Faculté de Paris.