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de tribus. C’est vers la commune qu’il faut le détourner et le développer de manière à éviter l’individualisme et l’indifférence, qui en matière politique tuent les démocraties modernes.

Dans le droit privé, nous rencontrons au premier rang une institution devant laquelle il serait impardonnable de ne pas s’incliner avec respect : c’est la famille. On a vu quel ordre parfait résulte de sa puissante organisation. L’autorité absolue du père, la liberté illimitée dont il jouit dans la disposition de ses biens, l’esprit d’union et de responsabilité commune qui règne entre parens, sont au nombre des liens les plus solides par lesquels l’homme prend dès l’enfance et garde toute sa vie l’habitude d’être attaché à des intérêts qui ne sont pas les siens et soumis à une autre autorité que son pur caprice. Toucher à la famille, ce serait énerver la discipline sociale, qui n’a que trop de tendance à se relâcher. Quelques symptômes semblent indiquer déjà une perturbation dans le gouvernement domestique ; l’adoption perd de nos jours son caractère essentiellement patriarcal pour devenir un simple contrat de bienfaisance ; les fils vivant à Yeddo, loin de leurs pères relégués en province, y prennent une certaine indépendance de conduite et d’esprit. Le dernier lien social semble s’affaiblir, et il est temps de s’arrêter sur cette pente fatale.

Tout en conservant à la famille sa consistance et son unité, il est nécessaire d’y donner à la femme une place plus élevée comme épouse et comme mère, et de lui laisser une part d’exercice de ce pouvoir que jusqu’à présent elle ne fait que subir. L’avènement de la classe marchande, dans laquelle les femmes ont droit à plus d’égards, les heureux efforts faits pour répandre l’instruction secondaire chez les filles, la mode de n’avoir plus de mékaké, devenue de bon ton chez quelques grands fonctionnaires, l’introduction des femmes de ministres et de l’impératrice elle-même dans quelques cérémonies officielles, entraînent la nation, peut-être à son insu, vers ce but si désirable : donner des éducatrices aux enfans, qui jusqu’à présent n’ont eu que des nourrices. C’est à elles que les Japonais devront, s’ils les acquièrent, cette délicatesse de sentimens, cette chaleur de cœur, ces élans de générosité et de franchise sans lesquels l’énergie virile n’est qu’une implacable dureté, la vie qu’une suite de calculs égoïstes, qu’un perpétuel concours d’astuce et d’indifférence.

Sans doute à cette société ainsi organisée il manquera encore l’élément chrétien par excellence, le spiritualisme ; il lui manquera un idéal intime et surhumain, une aspiration vers l’au-delà et cette secrète impulsion vers le beau et le bien absolus, qu’elle ne peut puiser ni dans sa religion désolante ni dans le stoïcisme inerte de Confucius. Or il est difficile de se payer de l’illusion que le