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dès l’aube, les chevaux nécessaires au travail de la journée, et pendant ce temps le soleil se lève, les troupeaux se rendent à leurs pâturages, si le temps le permet ; si au contraire il pleut, si la rosée ou la gelée est trop forte, le troupeau doit rester au rodeo, c’est-à-dire sur la hauteur, où l’on a l’habitude de le réunir et où il a passé la nuit ; on l’y gardera en galopant autour de lui jusqu’à ce que, le soleil ayant dissipé la rosée ou la gelée, il puisse aller pâturer sans avoir à craindre la météorisation. Ces précautions se prennent à l’automne et au printemps ; une fois l’heure venue où il peut paître sans danger, hommes et chevaux lui laissent le champ libre. Ces mille ou deux mille animaux se lèvent alors, s’étirent, se forment par groupes et se rendent lentement à leurs pâturages ; ils s’en vont au loin, mais la plaine est si unie qu’ainsi même ils demeurent sous l’œil du maître, et, par un effet d’optique étrange, ils semblent grandir à mesure qu’ils s’éloignent, se découpant en silhouettes gigantesques sur l’horizon. La pampa, comme le désert, a ses mirages trompeurs ; c’est ainsi que parfois au loin une misérable chaumière entourée de quelques acacias rabougris et de terrains secs et nus vous semble une île verdoyante plantée d’arbres, avec des lacs sans fin ; il y a des journées où de tous les côtés vous apercevez des paysages enchanteurs là où l’herbe elle-même ne pousse quelquefois qu’à regret et où règnent la misère et la dévastation.

Tous les jours ne sont pas aussi calmes, il y a même des journées d’un travail tellement rude et spécial que l’Européen le mieux disposé ne saurait l’aborder : le gaucho par contre l’accomplit gaîment sous un soleil tropical, à cheval, au milieu d’une poussière sui generis, sans se donner de repos pendant des heures et sans prendre même de nourriture avant la tombée de la nuit. Ces travaux sont ceux auxquels donne lieu l’opération de la marque et de la castration.

La marque des animaux est un vieil usage de la pampa qui durera encore des siècles. Les propriétés n’étant pas fermées, et, faute de bois ou de fer, ne pouvant l’être qu’à très grands frais, les animaux sont abandonnés à eux-mêmes et ne peuvent être matériellement surveillés dans leurs excursions quotidiennes, à plus forte raison lorsqu’une sécheresse prolongée ou une tempête les éloigne pour plusieurs jours et quelquefois plusieurs mois de l’estancia. Il est de toute nécessité que dans ces voyages lointains chaque animal porte avec lui son état civil et la preuve de son origine ; l’usage s’est donc établi d’appliquer à tous une marque à feu sur la cuisse ou sur l’épaule. Chaque estanciero a la sienne, propriété exclusive, inviolable comme toute autre ; le nombre en est si grand qu’il a fallu inventer les contorsions de lignes les plus bizarres pour arriver à n’en pas avoir deux semblables. La formalité d’inscription à la