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nécessaire ; on ne peut en effet le faire entrer au parc, où il s’enfoncerait dans la boue au grand péril du profit de l’année. Quel autre charme que le travail offrirait cependant cette existence peu riante ? Le cadre en est triste, la monotonie en est lugubre. L’éleveur de moutons étranger ou indigène a pour toute habitation un rancho fait de paille recouverte de boue délayée, protégé d’un toit de chaume ; d’une toile tendue ou d’une cloison légère, de boue aussi, on fait deux pièces. L’une est la cuisine, la salle de réunion et le dortoir des hommes ; le feu y est allumé tout le jour au milieu même de la pièce ; le combustible, qui n’est autre que la fiente du mouton recueillie dans le corral et séchée au soleil, laisse échapper une fumée acre qui a peine à sortir par les interstices du chaume. L’autre pièce est la chambre des femmes ; il est surprenant de voir la quantité d’êtres humains qui vivent là pêle-mêle, se multipliant dans l’insouciance, sans la moindre dignité humaine. Toute l’habitation représente une dépense d’installation de 400 à 500 francs, car il faut songer que les quelques bois qui servent d’armature aux autres élémens très dissolubles sont apportés de fort loin, et que les transports sont très coûteux. L’indigène n’est gourmand que de citrouilles et de pastèques, et ces végétaux rampans ont seuls l’honneur d’une apparence de culture ; l’étranger embellit quelquefois de quelques arbres ce triste séjour. Celui, en exceptant les Irlandais, qui se décide à se consacrer à l’élevage du mouton n’est généralement pas nouvellement débarqué : il est venu d’Europe sur la foi des contes bleus des agens d’émigration ramasser des onces d’or sur les quais de Buenos-Ayres ; il y a trouvé une population remuante, très occupée de ses intérêts, ardente au gain et moins disposée à se serrer pour faire place au nouveau-venu qu’à rire de son air vainqueur et de conquérant du Nouveau-Monde. Il a cherché alors à se faire une place, essayant de tout, entreprenant les métiers qui lui étaient les plus étrangers, réussissant peu et finalement partant pour la campagne y refaire sa vie ; il devient alors, s’il est doué d’une nature résistante, un vrai berger, et, s’il est persistant, réussit à vivre et à se constituer un capital sûr. Parmi les émigrans de race latine, fort peu jusqu’ici se sont décidés à courir cette aventure, méprisant les exemples qu’ils ont sous les yeux.

Les écueils sont rares : à de longs intervalles apparaît une épizootie qui frappe la race ovine ; en ce cas même, tout n’est pas perdu, les peaux peuvent être sauvées, beaucoup d’animaux préservés, c’est un retard et non une ruine pour l’éleveur. Si la guerre civile ou une invasion d’Indiens survient, l’éleveur de moutons est beaucoup moins atteint que tout autre, c’est à peine si on lui mange