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I.

La sincérité de Lucain nous serait d’abord suspecte, si nous oubliions l’ensemble de faits qui vient d’être rappelé. Rien à ses débuts ne nous fait entrevoir dans le présent ou dans l’avenir la figure austère du républicain convaincu. Quelques lignes charmantes de Sénèque, si, comme on l’a cru jusqu’ici, elles sont écrites sur Lucain, nous présentent un enfant vif et gracieux, dont la gaîté et le libre babil, dont la vue seule porte avec soi la joie et la sérénité, qui dans les deuils de famille est la consolation et l’espoir des siens. Cet enfant, après avoir brillé dans les écoles de Rome et peut-être d’Athènes, passe dans la cohorte poétique de Néron, où il prend la première place. Comblé aussitôt de faveurs, nommé questeur avant l’âge légal, revêtu d’autres dignités encore, il paie sa dette en poète courtisan. C’est lui qui aux premiers jeux quinquennaux, institution qui fait la joie et l’orgueil de Néron, a l’honneur de réciter l’éloge du prince, déjà parricide et publiquement dégradé. On se figure facilement ce que pouvait être cet éloge. Il suffit de voir, au commencement de la Pharsale, les raffinemens qui renouvellent l’apothéose traditionnelle. Néron dans les palais célestes, heureux de le posséder, et prenant à son gré les attributs des grandes divinités, respectueuses et soumises ; Néron adjuré de choisir la place de son astre bien juste au milieu du monde, afin de n’en pas détruire l’équilibre et d’envoyer directement sur Rome ses feux pacificateurs et bienfaisans ; Néron, et ceci allait plus droit au cœur du césar-poète que les honneurs posthumes de la mythologie astronomique, transformé dès sa vie terrestre en dieu inspirateur, plus puissant qu’Apollon et que Bacchus : aucun de ces traits ne coûte à la complaisance de Lucain, fier de laisser loin derrière lui les exemples trop timides d’Horace et de Virgile. Rien ne vaut la transition par laquelle on passe du sombre tableau des guerres civiles à cette glorification de l’empereur : « si cependant les destins n’ont pas trouvé d’autre voie pour la venue de Néron,… ô dieux, nous ne nous plaignons plus ! »

Voilà par quel langage, voilà au milieu de quelles idées et de quels faits Lucain commence son épopée républicaine. N’est-on pas fondé à craindre que son républicanisme ne soit tout littéraire ? Eh bien ! non ; ce jugement serait trop absolu. Sans doute Lucain n’est pas un héros, un confesseur austère de la foi ; mais il ne faudrait abuser contre lui ni de certains côtés de sa vie, ni d’adulations passées alors dans les mœurs, sans lesquelles il n’avait pas le droit de traiter son sujet, ni même d’être poète. En réalité, il ne ressemble pas à ses personnages : il n’est pas tout d’une pièce ; il est ce que l’on