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la bataille qui fit disparaître de la scène Pompée, le principal adversaire de César, et qui par là fonda l’empire. « En ce combat, dit-il, les peuples sont atteints d’une telle blessure que le siècle présent n’y saurait suffire ; ce qu’ils perdent, c’est plus que leur vie, plus que leur salut : nous sommes abattus pour l’éternité. Les glaives des vainqueurs asservissent avec nous toutes les générations futures. — Et nous, les fils des vaincus de Pharsale, quel est notre crime ? En quoi avons-nous mérité de naître sujets ? Avons-nous manqué de cœur sur le champ de bataille ? Nous n’y étions pas. Si la fortune nous réservait un maître, que ne nous a-t-elle au moins laissés combattre ? »

Lucain, combattant intrépide à Pharsale ! Ce que nous savons de lui nous le montre moins brave en actions qu’en paroles. Son énergie poétique du moins ne faiblit pas. Dans ce septième livre, que remplit tout entier ce grand fait du combat de Pharsale, il n’a rien épargné pour en exprimer la grandeur ; toutes les ressources de la rhétorique et tout le bagage de l’épopée ont été mis en réquisition. Rendons-lui la justice de reconnaître qu’il a rencontré beaucoup de beaux vers dans cette accumulation de morceaux à effet dont se compose son récit de Pharsale : ici les vers sont plus beaux qu’ailleurs, et ils se font valoir mutuellement parce qu’ils sont reliés entre eux et plus constamment soutenus par la continuité de la passion qui anime le poète, le regret de cette liberté qui a emporté avec elle l’honneur national.

Il n’en est pas qui soient plus souvent cités. La liberté fuyant au-delà du Tigre et du Rhin, devenue le bien des Germains et des Scythes, les Arabes et les Mèdes heureux de ne l’avoir jamais connue, parce qu’ils n’ont pas à la regretter : ces traits célèbres, dans la langue énergique du poète, ont une vraie beauté. Le plus curieux peut-être, c’est cette punition qu’il trouve contre l’indifférence du ciel : « les guerres civiles feront des dieux égaux aux maîtres de l’Olympe ; Rome ornera des mânes de foudres, de rayons, d’astres, et dans les temples des divinités elle jurera par des ombres. » La pensée est cherchée : d’où vient qu’elle nous intéresse et nous prend assez vivement ? C’est que dans ces antithèses sonores est contenue une attaque directe contre ce qui est à l’époque même du poète l’expression suprême de la servilité romaine. Ces foudres et ces rayons, c’est l’appareil consacré des apothéoses ; ces astres, c’est le signe adopté pour les empereurs depuis l’apparition de l’astre des Jules. Et le trait n’est pas seulement à l’adresse de Jules César, il est aussi dirigé sur Auguste et ses tristes successeurs ; il atteint Néron lui-même, qu’attendent comme eux les honneurs divins, qui les reçoit déjà de son vivant : qui le sait mieux que Lucain ?

Nous n’avons pu en effet oublier les adulations du premier