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davres dont il ne peut détacher ses yeux, de ces montagnes humaines qui s’effondrent en sanie et qu’il défend de brûler ; il se repaît de ce spectacle jusqu’à ce que les exhalaisons le forcent à céder la place aux troupes de loups et d’oiseaux de proie qui accourent de tous les points de l’univers.

Ces inventions puériles et cette fantasmagorie déclamatoire, voilà ce que Lucain a le courage de nous donner à la place de l’histoire. La vérité est que les soldats de César, arrachés par l’ascendant de leur chef au pillage du camp ennemi, ont terminé cette journée d’immenses fatigues par des travaux pénibles pour cerner un corps considérable de pompéiens réfugiés sur des hauteurs, et que le lendemain matin le vainqueur le forçait à se rendre et le traitait avec humanité. En même temps que Lucain dégrade son principal personnage, il altère profondément les faits. Ne va-t-il pas jusqu’à nier le plan de César ? La pensée supérieure qui domine les hasards de ce grand duel, la prévision de génie qui, avant le premier choc, assure la victoire à la plus faible de beaucoup des deux armées, cet admirable triomphe de l’intelligence dans les scènes brutales de la guerre, n’existent pas pour lui. Il aura bien la prétention de peindre et d’expliquer la suite des manœuvres et le progrès de la bataille ; mais au début il ne nous montre qu’un chef qui lance en aveugle son armée au crime et des soldats qui se précipitent au hasard : « il n’y a ni ordre de bataille, ni science stratégique, stant ordine nullo, arte ducis nulla. »

Si l’on tenait à se convaincre davantage de cette inexactitude volontaire et inintelligente qui détruit l’intérêt avec la vérité, on n’aurait qu’à lire la campagne d’Ilerda successivement dans les Commentaires et dans la Pharsale. On verrait ce que devient dans les amplifications de ce poète impitoyable cette narration précise, animée sans aucune recherche d’effet, qui fait si bien comprendre les desseins, les périls, le succès mérité du grand capitaine, de l’admirable chef d’armée. César, à peine arrivé devant l’ennemi, semble perdu. Un orage de ces terribles pays de montagnes a subitement gonflé les eaux des deux rivières entre lesquelles il campe et emporté ses ponts. Prisonnier, sans communications extérieures, la faim, semble-t-il, va inévitablement le livrer à ses adversaires déjà triomphans. Quelques jours après, c’est l’armée de Pétréius et d’Afranius qui, affamée, dévorée de soif, est arrêtée dans sa fuite, réduite à l’impuissance, et se rend tout entière à son vainqueur. Ce sont les ressources de son esprit et de sa volonté, c’est son activité, c’est sa science du commandement et l’ardeur intelligente qu’il inspire à ses soldats qui ont accompli ce prodige. Le grand Condé s’était donné le plaisir d’étudier sur les lieux cette belle campagne, et depuis elle a fait l’admiration des hommes de guerre, à commen-