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c’est par là qu’il s’est révélé presque enfant, il s’y est tout de suite et pour toujours attaché. Il est mort jeune, à vingt-sept ans : eût-il vécu cinquante ans de plus, il n’eût pas fait un progrès. C’est le plus monotone des poètes, quoique sa curiosité et son effort se soient portés sur bien des objets divers.

Il y a d’ailleurs sur son œuvre une marque de son temps qui, malgré l’esprit républicain dont elle est pénétrée, le rapproche du prince qu’il a fini par tant haïr : c’est un goût tout extérieur de recherche et de magnificence théâtrale. On pourrait étudier dans Néron l’artiste, et montrer comment une idée d’art se faisait jour, non-seulement dans ses prétentions de poète et de musicien, mais souvent aussi dans ses monstrueuses ou ridicules fantaisies. Je ne sais trop qui serait tenté d’approfondir cette esthétique de Néron ; mais on reconnaîtrait facilement, je crois, que ces erreurs, exagérées encore par la folie, ne sont pas sans quelque analogie avec les défauts de Lucain. Il semble même assez probable que la magnificence de la Maison-Dorée était de meilleur goût que celle de notre poète. Quelle que fût la profusion avec laquelle on y avait prodigué les matières précieuses, l’effet de l’ensemble exigeait nécessairement des conditions de perspective et d’harmonie que ne paraît pas avoir soupçonnées le poète de la Pharsale. C’est qu’on peut dire en thèse générale que la décadence agit plus sensiblement sur la poésie que sur les arts. Dans ceux qui emploient la matière et qui parlent aux yeux, la tradition de la forme est beaucoup plus impérieuse que dans la poésie, plus ouverte à la fantaisie et au caprice personnel. La musique elle-même, plus facile aux altérations que les arts plastiques et que la peinture, résiste mieux que la poésie, parce que les lois du rhythme et de l’harmonie y sont plus positives, plus arrêtées, plus perceptibles aux sens, plus indispensables à la construction d’une œuvre d’art. Enfin la débauche de l’esprit et l’affaiblissement du sens moral se communiquent directement à la littérature, même à celle qui prétend se maintenir le plus haut, le plus au-dessus de la vie pratique. Une étude complète sur Lucain, ce poète éminent d’un âge de décadence, aboutirait donc, comme terme naturel, à une étude morale. Lui-même il voulait être moraliste en même temps que poète et qu’historien. Comme poète, il n’est plus à juger ; peut-être vient-on de voir à peu près quelle est sa valeur comme historien. Il y aurait de l’intérêt à rechercher ce que c’est chez lui que le moraliste et la morale : on trouverait chez Lucain moraliste, comme chez Lucain poète, beaucoup de faiblesses et une certaine grandeur.

Jules Girard, de l’Institut.