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étendent davantage leur empire, s’éloignent de plus en plus de l’ordre naturel où règnent la force et le hasard. S’il est une loi naturelle qui paraisse inéluctable, c’est celle qui commande à tous les êtres vivans de se procurer de quoi subsister par leurs propres efforts ; l’homme pourtant est parvenu à s’affranchir de cette loi, et, grâce à l’esclavage ou au servage, on a vu les plus forts vivre oisifs aux dépens des plus faibles. Sans doute tout ce qui se fait arrive en raison de certaines nécessités qu’on peut à la rigueur appeler naturelles ; mais c’est la lutte contre ces nécessités qui amène le changement et le perfectionnement dans les sociétés humaines. De ce que des institutions ou des lois existent, on ne peut donc conclure qu’elles soient nécessaires, immuables, seules conformes à l’ordre naturel.


III

L’optimisme physiocratique qui a inspiré l’économie politique à ses débuts, et qui se mêle encore aujourd’hui à presque toutes ses spéculations, est non-seulement démenti par les faits, il est en opposition avec le principe fondamental du christianisme. Certaine école a reproché à l’économie politique d’être une science immorale parce qu’elle poussait l’homme à ne poursuivre que des biens matériels et à ne vivre que par les sens. Comme l’économie politique a pour objet de chercher comment les sociétés, doivent s’organiser pour arriver au bien-être général, elle s’occupe en effet des biens matériels ; en cela, elle ne s’éloigne que de l’ascétisme, non du christianisme, qui n’exige nullement que nous nous passions de tout ; mais l’idée que l’ordre s’établit spontanément dans la société comme dans l’univers, en vertu des lois naturelles, est tout l’opposé de la conception chrétienne du monde et de l’humanité. D’après le christianisme, l’homme est si foncièrement mauvais qu’il faut l’intervention directe de Dieu et l’opération constante de sa grâce pour le maintenir dans la bonne voie et pour le sauver ; le monde lui-même est tellement en proie au mal que les chrétiens ont longtemps attendu, et dans certaines sectes attendent encore la palingénésie, « de nouveaux cieux et une nouvelle terre, » conformément aux espérances messianiques : il faut donc combattre le mal en nous par le sentiment du devoir, et hors de nous par des lois où se traduit le sentiment du juste. Pour croire avec les économistes orthodoxes que du laissez-faire illimité résulte spontanément l’ordre le meilleur, il faut supposer l’homme bon ou obéissant nécessairement à des inspirations qui le font agir conformément au bien général. Cette idée est non-seulement le contre-pied du christianisme, elle