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dant bien modeste ; c’était une pouliche du pays élevée par elle dans ses prés et dressée à la connaître et à la suivre comme un chien. Son métayer avait jeté les hauts cris le jour où elle avait déclaré qu’elle voulait la garder pour s’en servir. Elle avait dû lui donner la moitié du prix, ce qui n’empêchait pas tout le personnel de la métairie de se lamenter sur les dangers auxquels la demoiselle allait s’exposer.

La jument était laide et toujours maigre malgré les bons soins de sa maîtresse ; c’était une nature de cheval de landes, ardente et sobre, souple dans ses allures, adroite dans les mauvais chemins, volontiers folâtre, mais sans malice, n’ayant peur de rien, docile par attachement à son écuyère, mais ne se laissant pas volontiers monter par toute autre personne.

Marianne, vivant seule, avait pourtant besoin de s’entretenir, ne fût-ce qu’une heure par jour, avec des gens un peu civilisés. Ses parens avaient été liés avec ceux de Pierre, et elle avait gardé des relations d’intimité avec la vieille mère André. Elle allait tous les soirs faire sa partie de dames ou causer avec elle jusqu’à l’heure de son coucher, neuf heures au plus tard. Alors Marianne rentrait seule en peu de minutes, grâce au petit galop allongé et soutenu de Suzon, qui connaissait trop son chemin pour broncher contre un caillou dans les nuits obscures.

Pierre avait pour ainsi dire vu naître Marianne. Lorsqu’il était déjà grand écolier et venait chez son père aux vacances, Marianne marchait à peine, et il la portait dans ses bras ou sur son dos. D’année en année il l’avait retrouvée grandelette, sans songer à être moins familier avec elle ; puis il n’avait plus reparu au pays que de loin en loin, et, remarquant que la beauté de la petite voisine ne tenait point les promesses de son enfance, il l’avait crue atteinte de quelque mal chronique et lui avait témoigné une amitié mêlée de sollicitude. Enfin il avait disparu cinq ans entiers, et lorsqu’il vint s’établir définitivement à Dolmor, il retrouva sa filleule auprès de sa vieille mère, la consolant de son mieux et l’aidant à attendre le retour de l’enfant longtemps désiré.

Alors Marianne changea ses habitudes et ne vint plus tous les soirs amuser et soigner la vieille voisine ; elle choisit les jours où Pierre s’absentait ou bien ceux où, absorbé par quelque travail, il la faisait prier de venir faire la partie de Mme André.

Cela durait depuis un an, et Pierre n’avait guère songé à étudier Marianne. Il était arrivé accablé de deux fardeaux également lourds, le dégoût d’un passé désillusionné et l’effroi d’un avenir vide de toute illusion. Il ne se dissimulait pas que sa vie, employée à s’abstenir de bonheur, allait être plus insupportable encore, s’il n’éteignait pas en lui d’une manière absolue jusqu’au rêve d’un bonheur quel-