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laissent aucun coin pour se nicher. Des plumeaux, des balais, de petites pelles, sont accrochés auprès du poêle ; tout est scrupuleusement lavé, frotté, net en un mot. Sur la table se trouvaient un certain nombre de livres et de journaux shakers, dans un coin la cloche qui appelle le visiteur à ses repas. Je remarquai aux fenêtres les moyens de ventilation les plus ingénieux. Tandis que j’admirais, on vint frapper à la porte, et un grand jeune homme élancé se présenta comme le frère qui devait prendre soin de moi pendant mon séjour. C’était un Suédois, ancien étudiant à l’université de sa ville natale. Garçon intelligent et de bonne famille, son attention avait été attirée sur les trembleurs par le livre de M. Dixon, la Nouvelle-Amérique ; il était venu étudier lui-même cette société, l’avait trouvée à son goût, et y était resté depuis. Ce jeune homme avait le teint frais comme l’ont la plupart des shakers, les cheveux coupés à la mode de l’ordre, droits sur le front tandis qu’ils restent longs par derrière. Il portait l’ample habit gris-bleu, le col sans cravate et le chapeau blanchâtre à larges bords. Sa voix était douce et basse, sa physionomie souriante, tous ses mouvemens silencieux et réservés ; quoiqu’il fût d’une franchise toute communicative, on devinait cependant l’homme qui se tient en garde contre le monde, avec lequel il est déterminé à n’avoir rien de commun. Je trouvai tous les trembleurs semblables à celui-là, polis, patiens, évitant le bruit partout, excepté pendant leurs offices religieux, d’une propreté recherchée, et occupés chacun de ses propres affaires. D’abord j’avais attribué le calme tout dominical qui régnait dans la maison à des préparatifs de funérailles auxquels on vaquait en effet, mais cette tranquillité est l’état habituel d’un intérieur de shakers ; le bourdonnement qui accompagne d’ordinaire le travail y est inconnu, bien qu’ils travaillent toujours.

Tandis que le frère suédois, en réponse à mes questions, me donnait quelques détails sur lui-même, survint l’ancien Frédéric, chef de la « famille du nord » à Mount-Lebanon et le plus connu des trembleurs, parce qu’il a été envoyé plus souvent qu’aucun autre dans le monde pour y faire connaître les doctrines de la société. Frédéric W. Evans est Anglais de naissance, il compta parmi ceux qui luttèrent au vieux temps pour les réformes agraires, les droits du travail et contre certains monopoles. Il fut socialiste dès sa première jeunesse, et, après divers essais dans d’autres communautés, finit par visiter Mount-Lebanon, qu’il habite depuis quarante-cinq ans. Il en a maintenant soixante-six, on lui en donnerait cinquante à peine : il a lu et sait parler avec assez d’éloquence pour être partout un instrument utile ; aux yeux de sa secte, c’est un homme supérieur, un orateur, un écrivain. L’enthousiasme se joint chez lui à la logique et au bon sens ; du reste, son idée fixe est d’appliquer