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Il y a aussi non loin d’Oneida, sur les bords du lac Erié, la commune de Brocton, fondée par le poète spirite Lake Harris[1], qu’est allé rejoindre Laurence Oliphant, l’auteur célèbre de Piccadilly[2], écrivain, diplomate et membre du parlement d’Angleterre. Ayant fourni avant l’âge de trente-sept ans la carrière la plus brillante, ce missionnaire du grand monde s’est enseveli, à l’exemple, des premiers chrétiens, dans une Thébaïde, et défriche aujourd’hui au nom du Seigneur le sol de sa nouvelle patrie. Sa mère, lady Oliphant, suit la même voie. Parmi les soixante membres adultes de cette communauté qui a loué, ne pouvant suffire seule au travail de la terre, un corps de laboureurs suédois, on compte cinq ecclésiastiques, plusieurs Japonais et des dames américaines de haut parage ralliées à des doctrines mystiques égalitaires, dont la philosophie de Swedenborg forme le fond ; toutefois ces deux sociétés de Cedar-Vale et de Brocton, quelque intéressantes qu’elles soient, existent depuis si peu d’années qu’il serait téméraire de parler des résultats qu’elles ont obtenus ; elles nous font penser malgré nous au roman socialiste subtil et bizarre de Hawthorne, the Blithedale romance, où une poignée d’utopistes, de charlatans, de poètes, d’excentriques et de martyrs se lancent à la poursuite d’un fantôme qui les entraîne dans de burlesques ou tragiques aventures.

On ne joue pas avec le communisme. Ce n’est au fond qu’une révolte contre la société ; pour rester inoffensive, elle doit être conduite par des utilitaires. Or ceux-ci s’appliquent avant toute chose à niveler les intelligences et la volonté, à effacer l’individu, à le traiter comme une machine ; parler de liberté ou seulement de l’indépendance la plus légitime serait dérisoire, il faut s’attendre d’avance à des privations qui ne sont tolérables que si on les accepte comme moyen de salut et en vue d’une éternelle récompense ; il faut obéir aveuglément, renoncer même au for intérieur, au droit précieux d’être jamais seul. Vous n’êtes qu’un grain de sable de l’édifice, vos supérieurs ont le droit de connaître votre plus secrète pensée, de savoir où vous trouver à chaque instant du jour. Bref, vous subissez la loi monastique avec des soucis matériels inconnus dans les cloîtres. Remarquons du reste que les trembleurs, les rappistes et les inspirationistes d’Amana, ceux qui se rapprochent le plus des communautés catholiques du vieux monde, ont donné aux États-Unis les meilleurs exemples de vertu et de prospérité. Il est probable

  1. L’auteur de a Lyric of the Morning Land, an Epic of the starry Heaven, etc., et d’autres œuvres qui n’ont que le tort de s’intituler poésie surnaturelle, car il y passe souvent un souffle de génie très personnel, bien que le poète s’imagine écrire « sous la dictée de Byron, de Shelley, de Keats ou d’Edgard Poe.
  2. Satire énergique et pétillante d’humour contre la société anglaise. M. Oliphant a écrit aussi de très intéressans voyages.