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non-seulement les mers qui ne gèlent pas, mais encore les oasis du Touran et ces vallées où se trouve le carrefour des chemins qui conduisent en Chine et dans l’Inde. On l’accusa de nourrir de profonds et pernicieux desseins, de posséder mieux que personne l’art de pousser sa pointe. La patience et le silence russes sont le cauchemar du royaume-uni.

On ne peut nier que la Russie ne pratique dans l’Asie centrale une politique d’annexion, dont les efforts incessans et toujours heureux semblent aussi irrésistibles que les volontés du destin. Depuis 1863, elle a acquis des territoires dont l’étendue est égale à celle de la France et de l’Allemagne réunies. On ne peut nier non plus qu’à plusieurs reprises elle se soit engagée par les déclarations les plus explicites à s’arrêter dans la voie des agrandissemens. En 1865, elle protesta solennellement qu’elle n’étendrait plus sa frontière, et peu après elle la reculait d’une centaine de lieues. En 1869, nouvelles assurances formelles données à sir Douglas Forsyth, qui avait été envoyé à Saint-Pétersbourg avec une mission spéciale. On ne laissa pas d’aller de l’avant, et on n’eut garde d’évacuer Samarcande, comme on l’avait promis. A qui faut-il s’en prendre ? Peut-être aux ardeurs irréfléchies de généraux et d’officiers qui outre-passent les instructions de leur gouvernement. C’est du moins ce qui se dit à Saint-Pétersbourg, et on ajoute qu’il est difficile de désavouer ces serviteurs trop zélés. N’est-ce pas imposer à un gouvernement des efforts de vertu surhumains que d’exiger qu’il se refuse à son bonheur, qu’il renonce à des conquêtes faites malgré lui, mais pour lui, qu’il ait le courage de dire : C’est trop ? Il répondra plutôt avec le poète :

Ce n’est point mon humeur de refuser qui m’aime,
Et, comme c’est m’aimer que me faire présent,
Je suis toujours alors d’un esprit complaisant.

Il faut considérer aussi que l’Asie centrale est un pays fort mêlé, qu’on y fait des conquêtes non-seulement improductives, mais coûteuses, dont on se dédommage plus tard par d’autres conquêtes plus faciles et plus productives. Quand l’intérêt de votre sûreté vous oblige à vous emparer d’une sablonnière, et que cette sablonnière confine à un beau jardin verdoyant, c’est presqu’un devoir à remplir envers vous-même que de vous emparer du jardin ; votre budget vous en sera reconnaissant, et on craint les déficits au Turkestan comme ailleurs. Il faut considérer enfin les embarras d’une puissance civilisée qui s’établit parmi des tribus barbares, lesquelles ne respectent que la force, et qui doit protéger contre leurs audacieux appétits son commerce, ses convois et ses caravanes. Quelques-unes de ces tribus ont des mœurs plus douces, des habitudes plus réglées, et sont disposées à accepter le protectorat du conquérant ; elles estiment comme certain rat qu’il vaut mieux obéir à un beau lion qui est né plus fort qu’elles qu’à 200 rats de leur espèce.