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désintéressant de l’œuvre commune et du combat de la vie, ramenés en eux, n’ont plus demandé qu’à l’inspiration solitaire ce qu’en des temps meilleurs ils empruntaient de flamme au foyer des inspirations généreuses et de l’universel idéal. De là, dans le siècle où nous sommes, la prédominance de la poésie lyrique ; de là, depuis quelques années déjà, cette forme presque nouvelle que nous lui voyons revêtir et qu’on peut appeler du nom de poésie intime.

Ce n’est pas sans doute qu’on n’ait essayé plus d’une fois de faire porter à la lyre le fardeau du drame ou de l’épopée : les Byron, les Lamartine, les Victor Hugo mieux que personne ont senti que la poésie lyrique, si haut d’ailleurs qu’on l’élevât, demeurait toujours circonscrite comme elle est à la personnalité du poète, une forme de la poésie secondaire, pour ne pas dire inférieure. Le grand art, l’art suprême est d’évoquer du néant ces immortelles figures du drame ou de l’épopée, vivantes de leur vie propre, et dont le souvenir s’imprime plus profondément dans la mémoire des hommes que la réalité même. Ce n’est pas non plus que nos poètes contemporains n’aient tenté de s’approprier les conquêtes de la science et de l’érudition, — celui-ci chantant l’origine des espèces et le système de Darwin, celui-là mettant en vers les négations du positivisme, cet autre encore, le chef proclamé, le maître vénéré, comme on l’appelle dans les dédicaces, de toute une école descriptive, s’essayant à ressusciter les civilisations disparues du vieux monde oriental ; mais quelques différences qu’on croie surprendre entre eux au premier abord, si diverses que semblent leurs sources d’inspiration, il n’importe, ce sont des poètes intimes :

Le masque a beau mentir, la blessure est au fond ;


la blessure, je ne sais quel découragement de la lutte avant que de l’avoir seulement entreprise, je ne sais quelle lassitude infinie du fardeau de l’existence. Aussi bien le mal n’est pas d’hier : déjà vers 1830, aux jours bruyans de la rénovation romantique, les plus délicats en avaient ressenti comme les premières atteintes, et déjà les Sainte-Beuve, les De Vigny, — quelques autres encore, aujourd’hui rentrés dans l’ombre, — touchés du même aiguillon de souffrance, avaient abordé la poésie intime. Tous deux ils avaient tiré quelques accens sincères, Sainte-Beuve, plus encore peut-être d’une discrète imitation des lakistes anglais que d’un fond d’originalité personnelle, Alfred de Vigny d’une hauteur d’orgueil et d’estime de soi plus qu’aristocratique. Si je ne parle pas d’Alfred de Musset, c’est que les Nuits ont chanté l’homme universel ; mais les Confessions de Joseph Delorme n’ont raconté que Sainte-Beuve ; Moïse et surtout Stello n’ont raconté qu’Alfred de Vigny. Le temps a marché depuis lors : l’envahissante démocratie, qui ne pardonne pas au talent d’être une distinction, au génie d’être une royauté, depuis lors a marché d’une allure qu’il n’est plus au pouvoir de