Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 10.djvu/697

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la critique elle-même semble avoir fait du mépris de toute tradition, de toute autorité, de toute loi, la première condition de l’originalité. Toujours est-il qu’on trouvera le caractère commun des initiés de la jeune poésie dans une habitude contractée de ne saisir les choses que par leurs côtés douloureux et maladifs. Il y a des poètes que gouverne une faculté de tourner tout au rire : ce sont les comiques ; encore qu’ils n’aient pas toujours éprouvé les choses de la vie par ce qu’elles ont de divertissant et de joyeux, c’est par ce côté toutefois qu’ils nous les traduisent, comme frappés de la sottise plutôt que touchés des maux de l’humaine nature. Et cependant, allez au fond des choses, quoi de plus triste et souvent quoi de plus odieux que ce répertoire de fripons triomphans et de dupes bafouées qui fournit à la comédie son éternel aliment ? Les autres au contraire subissent la fatalité précisément inverse d’une imagination qui ne leur laisse rien entrevoir du monde que comme à travers un voile de souffrance et de larmes. Le sentiment le plus banal, la rencontre la plus insignifiante, l’attitude la plus simple et la plus naturelle, ils sont ainsi faits qu’ils parviennent à les torturer et les interpréter dans le sens de la douleur. Ils accomplissent autour du monde un Voyage sentimental, s’apitoyant à volonté sur les moindres accidens de la route, sur eux-mêmes surtout et leur exquise sensibilité. O poètes, que vous avez les larmes et l’exclamation faciles ! Et quand, au lieu de gémir sur un mal imaginaire, vous pleurerez sur une douleur vraie, quels accens trouverez-vous donc ? Encore si de loin en loin, par échappées, par éclaircies, une pointe d’humour égayait, relevait cette lamentation monotone ; mais on dirait un excès de surexcitation nerveuse qui ne leur permet à tous de sentir du désir que sa disproportion avec la réalité, du plaisir que l’amertume qu’il laisse derrière soi. D’ailleurs, comme il y a des malades qui chérissent leur douleur, ils entretiennent soigneusement cette espèce de surexcitation, et qui s’aviserait de les en vouloir guérir ou seulement distraire risquerait fort qu’ils lui répondissent : « Et s’il nous plaît d’être battus ! » C’est pourquoi de cette disposition contrariante et de cette hypocondrie constitutionnelle, ni la sérénité de la nature, ni la contemplation de la beauté, ni les joies de l’amour, ni quoi que ce soit enfin ne saurait les détourner un instant. Il serait fastidieux de s’attarder à rechercher une à une dans leurs vers les traces de cette sensibilité maladive, et de vouloir démêler, comme ils disent, « les innombrables liens frêles et douloureux qui vont de leur âme aux choses. » Citons cependant un sonnet de M. Sully-Prudhomme dont la sombre inspiration ne manque pas d’une certaine grandeur :


LA VOLUPTÉ.
Deux êtres asservis par le désir vainqueur
Le sont jusqu’à la mort, la volupté les lie,
Mais parfois un instant la geôlière s’oublie
Et leur chaîne les serre avec moins de rigueur.