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d’une indiscrétion naturelle de chercher à savoir quelles considérations ont bien pu la faire passer sur ce soleil couchant :

Je traverse un jardin et j’écoute en marchant
Les adieux que les nids font au soleil couchant,
Bruit pareil à celui d’une immense friture[1],

ou sur ce retour du beau temps après l’orage :

Le crapaud dans l’ornière ébauche son profil,
Et le bousier, volant aux ordures lointaines,
Y plonge plus joyeux sa corne et ses antennes[2].

Ce qu’il y a de certain, c’est que la poésie, comme aussi bien l’art en général, comme la philosophie, comme la religion, traversent en ce moment une crise dont il serait présomptueux de vouloir prédire ce qui en sortira ; nous espérons du moins qu’il en sortira quelque chose, car, parce que l’éclat jeté sur notre poésie par la génération de 1830 éclipse encore du feu de ses derniers rayons la poésie des générations actuelles, et parce qu’il n’est pas de nom que nous puissions comparer, même de loin, à ceux des Lamartine, des Musset, des Victor Hugo, il nous répugnerait cependant de crier à la décadence. Sans doute il y a des symptômes graves, et qui donnent à réfléchir. L’occasion est belle aux prophètes de malheur quand l’indifférence universelle remplace, comme de notre temps, ces élans de générosité qui faisaient tressaillir autrefois l’humanité tout entière pour une cause sainte. Il faut beaucoup de bonne volonté pour augurer favorablement de l’avenir, quand, la pensée se reportant aux événemens douloureux que nous avons traversés d’hier à peine, on remarque que nous n’avons pu tirer ni de la profondeur de l’humiliation ni de l’exaltation du désespoir quelqu’une de ces inspirations vengeresses qu’avaient rencontrées autrefois les Arndt et les Körner, quelques-uns seulement, puisque c’est le règne du sonnet, de ces sonnets cuirassés qu’avait trouvés l’Allemagne de 1813 ; mais il convient de ne pas oublier que la tâche est autrement difficile de nos jours qu’il y a seulement trente ou quarante ans. Et c’est pourquoi, — bien qu’en littérature il n’y ait peut-être rien qui soit au-dessous d’un poète médiocre, — on ne peut se défendre de quelque indulgence et de quelque sympathie secrète pour ceux qui de loin en loin font vibrer dans leurs chants quelque accent des anciens jours, alors qu’on n’avait pas fait encore à l’homme une loi de ne plus croire à l’illusion dont il avait bercé sa jeunesse,

Qu’il est un dieu tombé qui se souvient des cieux.


FERDINAND BRUNETIERE.

  1. François Coppée, les Humbles.
  2. Eug. Manuel, Poèmes populaires.