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commencement de l’année 1863, ce que le nouveau ministre de Guillaume Ier pouvait souhaiter dans ses combinaisons les plus hardies, invoquer dans ses rêves les plus dorés, c’était quelque incident imprévu, quelque événement extraordinaire qui brouillât les deux empereurs Alexandre II et Napoléon III d’une manière irrémédiable, qui ravivât à Saint-Pétersbourg toutes les anciennes rancunes contre Vienne, qui permît à la Prusse de s’attacher la Russie par des liens encore plus forts, indissolubles, tout en conservant ses bons rapports nécessaires avec le cabinet des Tuileries… Chimère ! se fût certainement écrié, devant de pareilles exigences, le plus téméraire des constructeurs d’hypothèses ; problème d’algèbre et d’alchimie politique indigne d’occuper un esprit tant soit peu sérieux ! Eh bien ! le hasard, cette providence des heureux de la terre, ne tarda pas à faire surgir un événement qui réalisa au profit de M. de Bismarck toutes les conditions du problème indiqué, qui remplit chacun des points d’un programme aussi fantastique… « Si l’Italie n’existait pas, il faudrait l’inventer, » devait dire plus tard en 1865 le président du conseil à Berlin ; au mois de janvier 1863, il ne pensait pas autrement à coup sûr de la question polonaise.

L’histoire offre peu d’exemples d’une chute aussi rapide, aussi humiliante, du sublime à l’odieux et au pervers que l’a présenté, sur les bords de la Vistule, ce drame lamentable qui, après deux années de poignantes péripéties, arrivait à sa catastrophe finale dans ce mois de janvier 1863, comme pour célébrer le joyeux avènement de M. de Bismarck aux affaires. Certes il y eut quelque chose de très poétique et de très élevé dans ces premières manifestations de Varsovie, alors qu’un peuple si longtemps, si cruellement éprouvé, vint un jour s’agenouiller devant le château du lieutenant du roi dans une plainte muette, n’ayant en main que le signe du Christ, et ne demandant que « son Dieu et sa patrie ! .. » Le lieutenant du roi, qui n’était autre que le vieux héros de Sébastopol, le prince Michel Gortchakof, eut horreur d’une lutte si inégale, si étrange ; il en appela à Saint-Pétersbourg, et, miracle de la miséricorde divine, de ce lieu d’où depuis trente ans ne partaient que des ordres de sang et de supplice, vint cette fois une parole de clémence et de réparation. Un souffle généreux animait alors les classes gouvernantes et intelligentes en Russie ; on était sous l’influence des idées de réforme et d’émancipation, on tenait à l’estime de l’Europe, à l’amitié de la France, et on avait le désir très sincère de se concilier la Pologne. L’empereur Alexandre II envoya son frère à Varsovie : un patriote d’une rare vigueur d’esprit et de caractère prit en main le gouvernement civil ; l’instruction, la justice, l’administration, recevaient une empreinte nationale ; une