Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 10.djvu/762

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bien dans l’histoire de cette funeste insurrection, on y trouverait peut-être d’autres agens prussiens, beaucoup plus obscurs, mais aussi beaucoup plus compromettans que M. de Keudell… Le président du conseil à Berlin espérait-il sérieusement tant obtenir de la « lassitude » de l’empereur Alexandre et de l’amitié du prince Gortchakof ?

Quoi qu’il en fût de ces espérances ou de ces arrière-pensées, M. de Bismarck mit un empressement fiévreux à marquer dès le début sa solidarité absolue avec le vice-chancelier russe en face de l’Occident. Il lui offrit une convention militaire de la façon la plus spontanée, la plus impétueuse même ; il prit sa défense en toute occasion et ne cessa de l’assister fidèlement, ardemment, dans ses passes d’armes diplomatiques avec les cabinets d’Angleterre, de France et d’Autriche, essuyant avec délices le premier feu des notes de M. Drouyn de Lhuys, supportant avec joie les clameurs universelles de la presse, répondant avec hauteur aux interpellations de son parlement. Les grands hommes du parti progressiste ne comprenaient rien, en cette occasion comme en tant d’autres, à la politique de leur « Polignac ; » ils la trouvaient inopportune, périlleuse, et demandaient où était en tout cela l’intérêt allemand ? A quoi le Polignac répondit un jour dans la chambre par cette image voilée et bien significative pourtant, que, « placé devant l’échiquier de la diplomatie, le spectateur profane croit la partie finie à chaque nouvelle pièce qu’il voit avancer, et peut même tomber dans l’illusion, que le joueur change d’objectif… »

Certes M. de Bismarck ne changeait point d’objectif et pensait toujours à l’agrandissement de la Prusse ; mais il est évident que jusqu’à l’automne de cette année 1863 il n’avait pas encore de plan bien arrêté : il « avançait des pièces » dans des directions différentes et attendait l’inspiration du hasard pour savoir de quel côté il porterait « le coup, » du côté du Mein, de la Vistule ou de l’Elbe ? Il avait visé un moment le Cassel et s’était jeté avec quelque crânerie dans le conflit constitutionnel de ce pays avec l’électeur ; il avait même donné à cette occasion le plaisant spectacle d’un ministre intervenant dans un état voisin pour y forcer le prince à la plus stricte observation du régime parlementaire, tout en gouvernant lui-même en dehors de la constitution et au moyen des impôts prélevés contrairement au vote de la chambre. Sans parler des projets aventureux qu’on nourrissait à Berlin touchant une rectification possible de frontière du côté de la Vistule, sur les bords de l’Elbe il y avait l’ancienne, la sempiternelle question des duchés, question assoupie depuis le traité de Londres, mais réveillée de nouveau en 1859 à la suite des événemens d’Italie et devenue même brûlante