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ne devait s’y attendre et dans des conditions qui ne semblaient pas propices à son développement. S’il est vrai, comme on le dit d’ordinaire, que tout ce qui ébranle les âmes et leur communique des secousses violentes inspire et renouvelle la poésie, jamais époque ne lui fut plus favorable que les deux premiers siècles du christianisme. C’est à ce moment que s’est accompli l’un des plus grands événemens de l’histoire, et que le monde a été remué jusque dans ses couches les plus profondes. Qu’on se figure les drames intimes dont chaque maison devait être alors le théâtre. Que de troubles, que de sentimens confus chez ceux que saisissait la croyance nouvelle ! que d’anxiété, que de déchiremens avant d’abandonner ses anciennes opinions, de rompre avec les souvenirs de sa jeunesse, de se séparer de ceux qu’on aimait ! quelle plénitude de joie quand on s’était enfin décidé, et qu’on se sentait renouvelé et rajeuni ! quel charme dans cette première possession de la vérité, dans le mystère des réunions secrètes, dans ces ardeurs inconnues d’affection pour les frères et de charité pour tout le monde ! que d’angoisses pendant les persécutions ! quels triomphes mêlés de tristesses et de regrets, au récit des souffrances si courageusement supportées par les victimes ! quelle passion de martyre, et, quand les temps redevenaient plus calmes, quel orgueil légitime de cette victoire remportée par la résignation et la foi sur la brutalité et la violence ! Ces sentimens, qui devaient être alors si communs, sont les plus propres à exciter et à nourrir dans les cœurs l’inspiration poétique, et pourtant, dans cet âge héroïque du christianisme, la poésie n’existait pas. Pendant ces deux premiers siècles, où la foi était si vive, où les âmes étaient si émues, à peu d’exceptions près, il n’y a pas eu de poètes. Ils ont commencé à se produire sous Constantin, c’est-à-dire quand le christianisme triomphant sentait s’affaiblir en lui la vertu des premières années ; ils sont devenus plus nombreux parmi les misères d’un empire qui se voyait mourir et au milieu de la décadence de tout le reste ; enfin les plus célèbres d’entre eux, saint Éphrem, saint Grégoire, Prudence, ont fleuri quand les barbares avaient déjà passé les frontières et à la veille de la ruine de Rome. Voilà certes de quoi déconcerter toutes les prévisions et tous les calculs de la critique.

Pourquoi la poésie chrétienne est-elle née si tard ? comment s’est-il fait que, n’ayant pas commencé dans une époque qui semblait lui être si favorable, elle ait attendu pour se développer et arriver presqu’à la perfection des temps si tristes et si misérablement troublés ? de quel profit ont été pour elle ces premières années où elle n’existait pas encore, et y a-t-il quelque moyen de comprendre qu’après avoir tant tardé à naître elle ait jeté si vite tant d’éclat ?