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donc aucune intention de contredire le récit des évangélistes, ou même de le refaire ; ils ne veulent que le compléter. Il n’y est jamais question de la prédication du Christ, depuis son baptême jusqu’à sa mort, mais en revanche on y raconte avec des détails infinis la vie de ses parens, les épisodes merveilleux de sa naissance, ses premières années et la fuite en Égypte. Un seul de ces ouvrages, le plus beau peut-être, a osé reprendre l’admirable récit de la passion, mais c’est pour insister sur un incident dont les évangélistes n’avaient rien dit, et nous raconter longuement la descente du Christ aux enfers.

Il n’est pas difficile non plus de deviner d’où viennent les légendes qui remplissent les évangiles apocryphes. Elles ont pris naissance dans les classes populaires, ce sont des ignorans qui les ont imaginées ; aussi sont-elles pleines des plus grossières erreurs. L’histoire y est tout à fait ignorée, on y suppose qu’il y avait encore des rois en Égypte sous Tibère. La géographie n’y est pas mieux connue que l’histoire. Il y est question d’un jeune homme guéri par la sainte Vierge, et qui se hâte d’aller à cheval de Jérusalem à Rome pour raconter aux chrétiens ce miracle. Non-seulement ces légendes viennent du peuple, mais il est aisé de voir que c’est toujours de quelque peuple de l’Orient qu’elles tirent leur origine. L’Orient était si bien leur patrie naturelle, elles y étaient si goûtées et si répandues, que Mahomet a cru devoir en introduire quelques-unes dans le Coran. D’ordinaire elles portent la marque du pays où elles sont nées. On reconnaît facilement celles qui viennent de la Judée ou de l’Égypte. M. Nicolas fait remarquer que dans l’évangile de l’Enfance, qui ne nous est conservé qu’en arabe, les récits ont un caractère merveilleux qui rappelle les Mille et une Nuits. On y parle sans cesse de magiciens et d’enchantemens ; le Christ y change des enfans en chevreaux, et il rend la forme humaine à un jeune homme que des sorciers avaient métamorphosé en mulet. Ce sont là, il faut l’avouer, de bien pauvres inventions, et la plupart de celles qui se trouvent dans les évangiles apocryphes ne valent pas mieux. Voltaire n’a pas eu de peine à en tirer des tableaux fort plaisans qui égaient ses lecteurs aux dépens de ces grands souvenirs[1].

Au lieu d’en rire, ce qui ne mène à rien, il vaut mieux essayer de comprendre d’où ces défauts peuvent venir. Souvenons-nous que le christianisme est une des rares religions qui ne se sont pas développées à une époque reculée et naïve. Il est né en pleine civilisation, au milieu d’une société polie et lettrée, amollie par le bien-être, usée

  1. Quand Guillaume Postel rapporta d’Orient le Protévangile de saint Jacques, le savant et pieux Henri Estienne crut à une mystification et se fâcha. Il accusa Postel d’avoir fabriqué l’ouvrage a en haine de la religion chrétienne. »