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tient hors de la porte, et à toutes les âmes qui arrivent, il dit de sa forte voix : « Au nom de frère Jean, toutes ces âmes dans ma besace ! » Et il n’entra plus personne au paradis. Saint Pierre dit au Seigneur : « Pourquoi ne vient-il plus personne ? — C’est que Gros-Jean est dehors, qui prend toutes les âmes dans son sac. — Et maintenant qu’allons-nous faire ? — Vois si tu peux attraper sa besace, et tâche de l’apporter ici ! » Frère Gros-Jean entendait du dehors ce qu’ils disaient ; que fit-il alors ? Il cria (mais pas bien fort) : « Moi-même dans ma besace ! » Et il s’y fourra sur-le-champ. Saint Pierre ouvrit la porte et regarda dehors : plus de moine ! Vite il enlève le sac et l’introduit dans le paradis, puis il l’ouvre vivement ; c’est Gros-Jean qu’il y trouve. Il veut alors le prendre au collet et le jeter à la porte ; mais le Seigneur l’arrête par un proverbe du patois sicilien :

Dans la maison de Jésus,
Quand on entre, on n’en sort plus.

C’est là un fabliau qui se retrouve dans toutes les littératures ; mais on aurait tort d’y voir la moindre impiété. Le Sicilien, au moins jusqu’en 1860, était fort dévot, sinon parfaitement orthodoxe ; sa religion était un polythéisme passionné qui, tout en conservant beaucoup de traditions Palermes, ne s’insurgeait aucunement contre la discipline de l’église et l’unité du catholicisme romain. Le ciel du peuple est une sorte d’Olympe peuplé de dieux et de demi-dieux et dominé par l’éternel féminin, la vierge Marie. L’Ave Maria est la prière de chaque jour et de chaque instant, bien plus commune que le Pater noster ; au-dessous de la Vierge-Mère s’étagent quantité de divinités subalternes entre lesquelles la dévotion n’a que l’embarras du choix. — Tout cela, dira-t-on, ne ressemble point à la religion de la France. Assurément, mais ce qui fait les âmes pieuses, ce n’est pas l’orthodoxie des dogmes, c’est uniquement la sincérité de la foi. Or, en Sicile, la foi est très sincère, elle croit tout ce qu’on lui dit, et ne raisonne pas ; elle s’agenouille avec une ferveur et une fièvre qui peut aller jusqu’au délire et ne veut point être rassurée contre cette peur du diable qu’on prend encore presque partout pour la crainte de Dieu. C’est précisément la solidité de cette conviction qui permet aux Siciliens de traiter gaîment les choses sacrées. L’homme en effet ne rit que de ce qui l’intéresse, et il faut que la religion nous tienne bien au cœur pour que nous y trouvions une source de gaîté. C’est dans les pays de croyans qu’on débite le plus de drôleries sur les prêtres. Allez, par exemple, dans le canton de Vaud ; hantez les maisons les plus franchement chrétiennes, vous y apprendrez au dessert que le Nouveau-Testament est un des mots qui