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repoussée dans une discussion où nous ne voulons pas entrer. A notre humble avis, la grande épopée commune est encore à trouver, et il ne suffit pas, pour qu’elle existe, du plaisir qu’elle ferait à certains théoriciens. Les poètes viennent quand ils veulent ou quand ils peuvent, non quand les critiques ont besoin d’eux. D’ailleurs est-il besoin d’une source commune pour expliquer les ressemblances entre les contes ou les chansons de tous les pays ? M. de Puymaigre, qui a recueilli tant de chants populaires dans le pays messin, a déjà remarqué la facilité de locomotion qui caractérise la poésie campagnarde et plébéienne. « Alerte et court vêtue, comme Perrette, elle fait un chemin énorme malgré tous les obstacles ; montagnes, fleuves, rivières, et, chose incroyable, changemens de langue, rien ne l’arrête. Elle passe les Alpes aussi facilement que les Pyrénées ; elle va du Piémont à la Normandie, de la Bretagne à Venise, de la Picardie à la Provence. » Et ces noms de pays ne sont pas pris au hasard ; les gondoliers chantent bien réellement dans leur dialecte futé des chants bretons.

Il est certain toutefois que bien des contes siciliens sont de très vieux souvenirs qui n’ont jamais quitté le pays : n’oublions pas que l’île, autrefois grecque, a beaucoup gardé de la jeunesse héroïque où elle fut chantée par Homère. Un jour, au Mont-Eryx, on conduisit à M. Pitrè une petite fille de huit ans, appelée Maria Curatolo, qui racontait déjà des histoires : « Veux-tu m’en dire une ? » — Et la petite fit le récit suivant, que nous traduisons mot à mot :


LE MOINILLON.

« Je vais conter à présent un conte qui fait peur ou peu s’en faut, c’est le conte du moinillon.

« On conte et on raconte qu’il y avait une fois deux moines. Ces deux moines allaient chaque année à la quête : l’un était plus grand et l’autre était plus petit. Chaque année, ils allaient à la quête, car c’étaient de pauvres gens. Une fois ils perdirent leur chemin, prenant un sentier mauvais, mauvais. Le petit dit au grand : — Ce n’est pas notre chemin, celui-ci. — Cela ne fait rien, marchons toujours.

« En cheminant, ils virent une grotte bien grande, et il y avait dedans un animal qui faisait du feu, mais eux ne croyaient pas que ce fût un animal. Il dit (le grand) : — Nous allons maintenant nous reposer ici. — Ils entrèrent, et il y avait cet animal qui tuait des moutons (parce qu’il avait des moutons) et les faisait cuire. Comme ceux-ci entrèrent, cet animal était en train de tuer une vingtaine de moutons et les cuisait. — Mangez ! — Nous ne voulons pas manger, nous n’avons pas faim. — Mangez, vous ai-je dit. — Quand ils eurent fini de manger tous ces moutons, le diable se leva (car l’animal était diable) ; eux se couchèrent, et lui, l’animal, alla prendre une très grosse pierre, la mit devant la