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Des enquêtes judiciaires approfondies, complètes, dirigées avec ce sentiment de haute impartialité que la faiblesse humaine permet peut-être d’attendre de ceux-là seuls qui ont charge de punir, et dont les dossiers resteront comme le plus sûr document historique, ont mis en pleine lumière les causes de l’insurrection. La haine du chrétien, le sentiment de l’indépendance, l’espoir de s’affranchir grâce à notre affaiblissement et à nos divisions, tels sont les mobiles qui ont surexcité et armé les tribus. Il s’y joignait des griefs plus personnels chez leurs chefs, qui craignaient de perdre leur situation, et chez qui les allures autoritaires et provocatrices de certains agens subalternes avaient aigri les ressentimens et augmenté les inquiétudes. C’est surtout à des motifs personnels que nous dûmes l’hostilité de l’un des membres les plus importans de l’aristocratie indigène, ce Mokhrani, bach-agha de la Medjana, dont l’exemple entraîna tant de défections. Sans être tout à fait ce chevaleresque personnage[1] que nous ont dépeint des amitiés demeurées en dépit de sa trahison fidèles à sa mémoire, il nous servait loyalement et utilement en retour des bienfaits et des honneurs dont la France avait comblé sa famille. Lors de la terrible famine de l’hiver de 1867-1868, ce fléau qui détruisit un sixième de la population indigène, il s’était, sur notre invitation et avec notre garantie, fortement endetté pour venir en aide aux tribus de son commandement. Après la guerre, ses créanciers, pressés eux-mêmes par d’autres créanciers, le mirent en demeure de s’acquitter. Il se réclama de nos engagemens. Par quelle fatalité put-il penser que le gouvernement nouveau ne tiendrait pas la parole du gouvernement précédent, qui était la parole de la France ? L’irritation naturelle qu’il en éprouva, sa douleur de la chute d’un souverain qu’il affectionnait, la crainte d’un régime menaçant pour ses intérêts de chef arabe, nous imposaient de ménager sa susceptibilité. On acheva au contraire de l’exaspérer en lui faisant redouter la perte de son commandement ou un partage d’autorité avec des rivaux odieux. Il pouvait nous sacrifier ses affections et sa fortune ; mais, se croyant atteint dans son honneur, il ne jugea pas nous devoir plus longtemps une foi que de notre côté nous cessions de lui témoigner. Quoi d’étonnant que dans ces circonstances il soit sorti de sa bouche quelques paroles de mépris à l’adresse des Juifs, qui avaient un des leurs dans les conseils du gouvernement français, de ce gouvernement civil que, comme chef militaire, il n’aimait pas, et auquel il reprochait une double injustice ? Sa mauvaise humeur à l’endroit de la délégation de Tours

  1. En s’insurgeant, il renvoya ses insignes de la Légion d’honneur et 1,200 francs, représentant un mois de son traitement, mais il garda 20,000 francs d’impôts perçus au nom de la France (déposition de M. Du Bouzet).