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rhapsode de salon, d’un Homère sans génie. Sur les colossales créations des marches helléniques, l’esprit académique, la froide culture des écoles a laissé sa marque. L’auteur des Exploits de Digénis Akritas a traité cette poésie demi-barbare, mais inspirée, comme nos littérateurs corrects du XVIIIe siècle ont traité les fières conceptions de Shakespeare. Notre poète est une sorte de Ducis byzantin. Sachons-lui gré du moins d’avoir sauvé en les rédigeant maintes traditions qui sans lui seraient aujourd’hui perdues. Il n’est sans doute pas le seul qui se soit livré à un pareil travail : il a dû avoir des imitateurs, peut-être des rivaux, puisque le Digénis en langue russe, qui a dû être traduit du grec, diffère notablement du sien.

L’importance du rôle historique qui échut à Akritas sur la frontière asiatique de l’empire est attestée par le long souvenir qu’il a laissé après lui. Sur les bords du Pont-Euxin, le peuple s’attend à le voir surgir de sa tombe, armé de sa terrible massue, épouvantant de son cri de guerre l’Asie musulmane. Ne fut-il pas le dernier représentant de la nationalité hellénique ? Sa mort précéda de si peu l’invasion turque ! À peine était-il couché dans le tombeau que les barbares envahirent les provinces qu’il avait si longtemps protégées et vinrent fouler sa cendre. On se plaît à attribuer à Digénis la fondation de plusieurs forteresses, après lui impuissantes contre les infidèles. Près de Trébizonde, on montre son tombeau, et les mères, assure M. Joannidis, y portent leurs nouveau-nés pour les préserver du mauvais œil. Dans l’île de Chypre, le peuple chante les exploits d’Akritas et retrouve partout son souvenir : dans un village de l’île, en voit deux colonnes qu’il appelle « les massues de Digénis » ; une statue gigantesque, retrouvée dans les ruines d’un temple païen, a passé pour être celle du titan byzantin. Les races étrangères, les nations ennemies ont appris du peuple grec à le connaître. Firdousi, l’auteur de l’épopée persane, ne nomme qu’un seul des généraux romains : c’est le pehlevan ou gardien des frontières Farfourious, dont la valeur arrête un moment les succès des Persans. Les Ottomans, dont le premier domaine fut précisément la province qui avait été le théâtre des exploits d’Akritas, se souviennent d’un certain Akratès, général de l’empereur Heraclius, qui lutta corps à corps avec leur héros national, Sadji Batthal. Le renom de sa sagesse est arrivé jusque dans les campagnes russes, où il est devenu Akir. Sur cette grande réputation populaire, l’histoire positive n’a-t-elle donc rien à nous apprendre ?

Akritas, héros d’épopée, est bien un personnage historique. Les monumens byzantins permettent de contrôler les récits du poème de Trébizonde, et à leur tour reçoivent de lui une vive lumière. Dans la savante introduction que les éditeurs de la Digénide ont mise en tête de leur publication, se trouvent réunis tous les textes