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il a ses correspondans à Londres, en Belgique, en Hollande. Bien plus, il devient armateur. A Honfleur, à Saint-Malo, à Cherbourg, les marchands d’œufs frètent le navire qui doit porter leur fragile cargaison. Rien n’égaie les petits ports normands comme cet attirail de ferme ; puis le goût de la spéculation gagne de proche en proche, Honfleur reçoit des expéditions du centre, et les brises de mer pénètrent jusqu’à Orléans. C’est le plancher des vaches qui se met à naviguer. A mesure qu’on suit la côte, les produits changent suivant le climat, mais le mouvement ne s’arrête pas : la Bretagne envoie des beurres salés, la Provence des amandes, du miel, de la cire et des citrons. Certainement la nature des produits limite le rayon des affaires ; mais c’est une animation utile et durable, tout à fait contraire à l’immobilité des champs. D’ailleurs ces dons du climat prennent souvent une forme moins éphémère : dans l’est, la pomme de terre devient fécule ; à Nice et en Corse, les fruits deviennent confiserie ; du fond des Cévennes, la riche Limagne envoie des pâtes alimentaires ; il n’est pas jusqu’à l’antique Berry qui ne fournisse des orges pour la fabrication de la bière, et tous ces produits peuvent supporter une assez longue traversée. On les retrouve à New-York et dans le nord de l’Europe.

A Bordeaux, il faut saluer de plus gros personnages : nous entrons dans le royaume du vin. L’Angleterre a la houille, l’Italie les soufres, le Pérou les guanos ; nous, nous avons le vin. C’est le plus grand présent que nous ait fait la nature. Encore est-il probable que nous savons l’aider, puisque depuis 1859 nos exportations ont plus que doublé. Les vins de la Gironde entre autres augmentent avec une rapidité effrayante. C’est qu’ils absorbent ou corrigent tous les gros vins du midi, dont le titre d’alcool est trop élevé ; ils prennent sous leur patronage un grand nombre de crus énergiques qui auraient végété sans élégance et sans distinction au fond de leur province. En Roussillon, le coupage des vins se fait sous l’œil paternel de la douane ; mais passer à Bordeaux, c’est encore sortir par la grande porte, et les vins qui descendent ce beau et large fleuve de la Gironde marchent vers un horizon sans limite. On les rencontre dans le monde entier, et surtout dans les deux Amériques, en Australie, aux Indes. Le commerce de Bordeaux, qui appuie sa prospérité sur un monopole séculaire, n’est pourtant point endormi, mais il a le calme de la force ; il est à la fois libéral et aristocratique, chose rare en France. Bordeaux est le pays de la vie large, égale et facile ; le négociant et le propriétaire se touchent, se confondent souvent dans la même personne, et cette double vie, à la fois sédentaire et active, met de la prudence dans leur audace et du mouvement dans leur sécurité. A côté des tranquilles possesseurs du sol et de leurs courtiers s’agite