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l’Inde. Filateurs et tisseurs seraient parfaitement satisfaits d’approvisionner leur pays ; hors de nos frontières, l’Algérie seule et les colonies leur semblent un marché digne d’eux. A l’ombre des clochers de Rouen se sont réfugiées les dernières résistances du monopole ; l’Anglais y est encore traité d’ennemi, ou peu s’en faut. Le Havre, grand marché du coton, est un allié suspect. Rouen lui envie son port, qui empêche les navires de remonter la Basse-Seine, et lui reproche ses doctrines, car Le Havre accepte tous les pavillons et déteste les barrières de douane à l’égal des chaînes ou des ensablemens. Ainsi se prolonge l’antagonisme entre deux places si bien faites pour s’appuyer mutuellement ; les uns regrettant le passé, les autres appelant l’avenir, à quelques lieues de distance on se tourne le dos. Et pourtant, quand on voit cette admirable ville de Rouen, cette large vallée, toute hérissée d’usines, non pas triste et repoussante, mais débordant de sève industrielle sur un sol généreux, quand un peu plus loin Le Havre apparaît avec sa situation sans égale, ce cap, ce golfe immense, ce fleuve toujours prêt à former des bassins dont un rang de collines semble marquer la place, on ne peut s’empêcher de rêver, pour la grande ville et pour le port, des destinées anglaises. Avant la guerre, Le Havre espérait devenir le premier port du continent : prétention légitime, si, comme Liverpool, il avait eu derrière lui un Manchester, un grand foyer produisant sans cesse en vue des pays lointains, assurant l’écoulement régulier des entrepôts, le chargement complet des navires. On comptait bien sur les filatures de Lille et d’Épinal ; mais toute la région du nord et de l’est subit la séduction d’Anvers. Ce port, placé sous la main de cinq nations commerçantes, et préféré, sinon convoité par l’Allemagne, doit à la dernière guerre un développement imprévu : on l’a débarrassé d’une ceinture de fortifications, on élargit les bassins ; le mélange de tous les pavillons lui donne un aspect international, et le mouvement de la vie moderne pénètre dans les quartiers antiques. C’est là que l’Europe et la France vont souvent chercher le coton américain. Du reste, nos filateurs de l’ouest pèchent par entêtement plus que par impuissance ; on voit des centres moins importans, comme Yvetot ou Falaise, entrer en rapport avec l’Amérique ou l’Asie, transformer leur fabrication, jeter des couleurs plus vives sur leurs cotonnades, et déployer, sous le ciel brumeux de la Normandie, des turbans et des moustiquaires.

Si notre industrie du coton est légèrement atteinte, en revanche celle de la laine devient de jour en jour plus prospère : ressource féconde, car, dès qu’on s’écarte des tropiques, la laine peut très bien lutter avec le coton ; mais on rencontre ici la même diversité dans les dispositions des fabricans. Les uns ne détournent guère les yeux du marché intérieur ; quand ils n’ont pu vendre à des