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uant à ceux qui prennent le parti de gagner leur vie par le commerce ou qui sont assez sages pour y diriger leurs enfans, un trait les distingue de leurs compétiteurs étrangers et prouve qu’au fond ils partagent les idées de leur classe. Ce trait, c’est l’esprit d’économie opposé à l’esprit d’aventure et de spéculation. Cette économie, nous en sommes fiers, non sans raison ; mais elle ne témoigne pas seulement en faveur de notre sagesse et de notre prévoyance, comme on ne cesse de le répéter : poussée à ce point, elle n’exprime plus le besoin d’améliorer sa condition, elle trahit l’espoir de s’en affranchir. Le Français s’occupe activement des intérêts matériels, mais il vise plus loin. A quoi ? Souvent il ne le sait pas lui-même ; il rêve toujours un moment où sa fortune sera le point de départ d’une autre carrière, peut-être l’occasion de loisirs intelligens, et quand enfin il s’aperçoit que le pli est pris, que son travail absorbe toutes ses facultés, c’est pour ses enfans qu’il rêve un avenir. Cette disposition ne cède qu’aux avantages d’une situation flatteuse et prépondérante, comme on en voit dans la haute industrie. Or il est clair qu’une ambition de pareille étoffe ne dépasse guère les bornes de la mère-patrie ; elle brigue le suffrage d’une société, intelligente sans doute, mais un peu restreinte ; elle a des idées de salon plutôt que des opinions de place publique. Pour s’en convaincre, il suffit de voir l’étonnement d’un Français quand il entre en contact avec des étrangers : non qu’il se croie supérieur à eux, mais il est accoutumé à considérer certains préjugés nationaux comme des vérités indiscutables.

Le grand commerce demande un autre genre d’ambition. Il suppose qu’on aime l’activité commerciale pour elle-même. Il prend toute la journée d’un homme et ne lui permet pas de considérer son métier comme l’accessoire de sa vie. Il exige encore que les capitaux n’aillent pas dormir dans des placemens sûrs, mais retournent sans cesse à l’action. Un Anglais ou un Américain désire aussi faire sa fortune, mais il emploie d’autres moyens : son argent travaille toujours ; un désastre ne tire pas à conséquence et se répare aisément. Le Français édifie pièce à pièce les fondemens laborieux de son bien-être ; il établit dessus tout un échafaudage d’espérances. Pour de louables motifs, son cœur est avec son trésor, mais il n’est pas à la bataille. Aussi ce qu’il craint le plus, c’est un revers. On voit que ce penchant à l’économie n’est pas précisément un don de la sagesse, pas plus qu’il n’est le signe d’une apathie invincible : il montre simplement que nos ambitions sont ailleurs.

Les conséquences, on peut les déduire à l’égard des enfans : assurer leur sort, expression bien française, c’est, pour les parens les plus intelligens, leur préparer la liberté d’esprit grâce à laquelle ils pourront satisfaire les ambitions du père. Que de déceptions, hélas !