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que dans les poètes, et surtout dans les tragiques, on trouve des renseignemens bien intéressans sur les lois de l’entendement. Pour l’étude de ces lois, ce ne sont plus les poètes, ce sont les savans qu’il faut consulter. Ceux-ci nous montreront les facultés cognitives dans leurs applications, ceux-là les facultés actives et morales. C’est le cœur, la passion, la volonté, qu’il faut étudier de près dans nos poètes tragiques.

Il semble au premier abord que la passion soit le monde du désordre et du chaos, et que ce qui la caractérise, ce soit l’absence de lois. Au contraire, les passions sont précisément les phénomènes de l’âme qui par leur ressemblance avec les phénomènes naturels sont malgré leur mobilité, leur diversité infinie, les plus faciles à réduire à des lois générales. C’est en tant que chose passionnée que l’âme est une partie de la nature, au lieu de s’y montrer reine et maîtresse. Leibniz a dit que l’âme humaine est « un automate spirituel. » Il entendait par là que les phénomènes de l’âme sont soumis à un déterminisme aussi rigoureux, quoique tout interne, que les phénomènes du corps. Tout est lié, tout est réglé, au dedans comme au dehors. Si l’on fait abstraction du libre arbitre, cette théorie est frappante de vérité, et dans Racine en particulier, où le rôle du libre arbitre est assez effacé, on en trouve une remarquable confirmation. Non-seulement on a assimilé le déterminisme interne des passions à celui des phénomènes externes, mais on a cru constater des analogies plus frappantes encore et d’une nature plus spéciale entre les lois de ce déterminisme et les lois du mouvement dans la nature. En un mot, la psychologie des passions a été considérée comme une partie de la mécanique. A ce point de vue, aucun poète peut-être, pas même Shakspeare, ne nous offre une vérification plus instructive et plus saisissante que Racine. Ce qui le caractérise en effet entre tous les grands poètes, c’est d’avoir connu mieux qu’aucun autre ce que l’on peut appeler la mécanique des passions. C’est la connaissance profonde de cette mécanique passionnelle qui est la source de sa science théâtrale. Il n’est pas de poète plus savant, plus réfléchi, plus profondément calculateur. On pourrait presque dire que chez Racine la profondeur psychologique a nui au génie dramatique, que, pour atteindre dans tous ses replis et suivre dans toutes ses ondulations le mouvement de la passion, il a été quelquefois entraîné, comme dans Phèdre, à sacrifier tous les personnages à un seul. Souvent ses héros ou ses héroïnes semblent pécher par excès de psychologie : ils s’analysent un peu trop eux-mêmes et entrent dans trop de détails sur l’intérieur de leur âme ; mais gardons-nous de critiquer ce qui a inspiré tant de beautés et ce qui nous fournit aujourd’hui le sujet de notre étude.