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succèdent alternativement, suivant des lois fixes, comme la bascule d’une machine ; par exemple, Roxane vient de découvrir l’amour d’Atalide et de Bajazet, et elle s’écrie :

O ciel ! à cet affront m’auriez-vous condamnée ?

Bientôt la balance remonte : « Mais peut-être qu’aussi… » Puis elle se tranquillise : « Non, non, rassurons-nous. » Enfin la bascule a lieu en sens inverse : « Mais, hélas ! de l’amour… » Voyez maintenant le monologue de Mithridate. N’est-ce pas exactement le même tour et le même mouvement ? « Mais ne connais-je pas le perfide Pharnace ? — Non, ne l’en croyons point. — Mais par où commencer ? — Oui, sans aller plus loin… » De même Agamemnon dans Iphigénie : « Mais ma fille en est-elle à mes lois moins soumise ? — Que dis-je ? que prétend… — Non, je ne puis, cédons… — Mais quoi ! peu jaloux de ma gloire… » Cependant, si ces formes trop peu variées peuvent être critiquées au point de vue littéraire, elles ont un grand intérêt au point de vue psychologique : ainsi que les formes d’une division scolastique, elles marquent avec précision les diverses nuances du développement d’une passion ; elles en séparent nettement les articulations distinctes et nous permettent de retrouver la loi qui se dissimule sous le désordre apparent du phénomène. A cet excès de méthode, on reconnaît un élève de Port-Royal.

Une seconde loi qui régit le développement d’une passion dans une seule et même âme est celle que nous avons appelée loi de transformation. On sait l’importance qu’a prise la notion de transformation dans la science moderne. Le végétal, a dit Goethe, n’est que la feuille transformée. Le crâne, a dit Oken, est une vertèbre transformée. Condillac disait que toutes nos facultés ne sont que la sensation transformée. On a pu dire de même, et avec plus de vérité, que toutes nos passions ne sont que l’amour transformé, en prenant ce mot dans le sens le plus étendu. Bossuet, dans sa Connaissance de Dieu et de soi-même, a exprimé cette doctrine avec beaucoup de netteté et de précision[1]. Ce qu’il dit de l’amour en général, c’est-à-dire de l’inclination vers ce qui plaît, Racine nous l’apprend de l’amour passion, et sa tragédie de Phèdre est un frappant exemple de la loi précédente. Dans cette œuvre merveilleuse, l’amour apparaît en effet comme le fond et la substance de toutes les autres passions. Séparé de son objet, privé de tout espoir de le posséder, l’amour devient d’abord la tristesse :

Tout m’afflige et me nuit et conspire à me nuire.
  1. Chapitre Ier, § VI.