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la lutte des passions. L’un et l’autre poète réunis nous donnent tout entier l’homme moral, émotions et volonté ; l’homme intellectuel reste en dehors.

Il y a aujourd’hui une tendance louable sans doute, mais excessive, de la philosophie à s’alimenter exclusivement dans le domaine des sciences de la nature. On oublie trop les secours que les lettres ont toujours fournis et peuvent fournir encore à la philosophie. Quelque importantes que puissent être pour la connaissance de l’homme la zoologie et la physiologie, il ne faut pas méconnaître l’utilité des études qui ont pour objet l’homme moral. La psychologie est la science de l’homme ; la poésie, et surtout la poésie dramatique, repose sur la connaissance des hommes. Dira-t-on qu’il est inutile de connaître les hommes pour apprendre à connaître l’homme ? L’étude du cœur, de la vie et du monde doit-elle être exclusivement remplacée pour les philosophes par des études abstraites et sans vie ? Les plus grands philosophes ne l’ont pas cru. Qui peut prétendre à plus de sévérité scientifique qu’Aristote ? Est-il cependant un moraliste plus délié, plus humain, plus riche en peintures de mœurs et de caractères ? Ce n’est pas Théophraste, c’est Aristote qui est le vrai rival de La Bruyère. La nature humaine ne s’étudie pas seulement dans le moi abstrait, encore moins dans les amphithéâtres d’anatomie. Lorsqu’on saura que le cœur est un muscle, comprendra-t-on mieux le cœur d’Andromaque, de Chimène ou de Desdémone ? Ce qu’on appelle aujourd’hui l’esprit scientifique (et qui est souvent tout le contraire) tend à détruire toute analyse délicate pour y substituer de grossières hypothèses. Par crainte de la philosophie littéraire, on a séparé violemment la philosophie de la littérature. C’est un sérieux danger. Il y a en philosophie des problèmes où le sentiment et le tact ont plus de part que la méthode scientifique. La philosophie ne sera jamais une science dans le sens absolu du mot : elle doit y aspirer sans doute, mais sans jamais oublier les liens qui la rattachent à des formes plus libres de la pensée. La philosophie remplit l’entre-deux des lettres et des sciences. Ce serait un progrès barbare que celui qui lui imposerait de rompre avec les premières pour obtenir par grâce parmi les secondes une place subordonnée et contestée. Nous avons trop souvent plaidé pour la philosophie la nécessité du commerce des sciences pour qu’il ne nous soit pas permis de lui rappeler, si elle était tentée de l’oublier, sa parenté avec les autres Muses.


PAUL JANET.