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fétichisme des sens ou le dualisme de l’imagination : elle n’avait pu dépasser l’idée de propriété et de qualité, l’idée que chaque chose possédait une activité et une valeur à elle. Cette hypothèse aussi s’est écroulée au XVIIIe siècle sous le flot montant des connaissances, absolument comme elle s’était écroulée un jour en Grèce et à Rome. Seulement voyez la différence. Le jour où l’antiquité avait dû reconnaître que les qualités et les propriétés attribuées aux choses n’étaient que les fantômes des sentimens humains, elle n’avait rien pu mettre à la place de l’hypothèse première à laquelle elle ne pouvait plus croire. L’expérience ainsi l’avait simplement conduite au scepticisme en l’obligeant à percevoir des faits qui ne pouvaient s’expliquer par aucune des forces physiques qu’elle continuait à regarder comme les seules causes possibles de tous les événemens. L’intelligence moderne, fécondée par la notion d’un Dieu des vivans, a été plus heureuse. Les idées négatives de Hume, bien que reprises aujourd’hui par le positivisme, ne représentent réellement pas le dernier terme qu’elle ait pu atteindre. Par-delà cette science découragée qui sait que les choses comme elles nous apparaissent sont simplement des apparences, et qui ne peut rien en conclure sinon que la sagesse consiste à ne pas s’inquiéter de ce qui enfante les phénomènes, — l’esprit moderne s’est déjà ouvert de nouvelles perspectives. En tout cas, chez Kant et bien d’autres, on voit s’élaborer une autre manière de concevoir l’engendrement de tout ce qui se produit en nous à l’état de perception et de sensation. Dès aujourd’hui on pressent un moment à venir où la science enlèvera à la nature son prétendu empire sur nous, où elle comprendra du moins que l’être pensant est lui-même le siège des forces actives d’où résultent ses mouvemens, que les choses extérieures, au lieu d’être les agens qui l’ébranlent, jouent simplement à son égard le rôle d’un obstacle immobile, et que c’est lui-même à la lettre qui crée ses perceptions aussi bien que ses pensées et ses volontés, exactement comme c’est le torrent qui se donne à lui-même, par sa propre impulsion, le rebond qui l’emporte, ou le nouveau cours qu’il prend en se heurtant à un rocher.

Du reste il y a une chose encore plus caractéristique, c’est que, dans le domaine de la religion, l’Europe moderne a pu, sans épuiser son génie, se détacher de sa foi traditionnelle, de la croyance publique qui pendant ses âges d’irréflexion s’était produite comme d’elle-même, par le jeu des sentimens involontaires et inconsciens. Ainsi que le remarque M. Lecky, le fétichisme et le démonisme, qui malheureusement se sont perpétués dans la doctrine officielle du catholicisme, ont perdu partout leur action sur les intelligences, et dans les pays catholiques les classes éclairées n’ont