Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 11.djvu/343

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Écoute, commença-t-elle en s’asseyant et le laissant debout, écoute, Bariich ; le bruit court que vous ne prospérez guère ni toi ni elle…

— Les gens modestes se contentent de peu, répondit le beau-frère, et nous sommes modestes.

— Vous pourriez faire mieux. Je serais disposée par exemple à te prendre dans le commerce, pourvu que tu consentisses à changer de vie.

— Je suis déjà trop vieux pour changer, et il me serait aussi impossible de devenir dévot qu’à toi de devenir laide. Toujours je resterai un joyeux vagabond, et Pennina une beauté.

La jeune femme rougit de plaisir.

— Ton mari est un fou, continua Baruch ; à sa place, je fermerais le Talmud et ne lirais que dans tes yeux.

— Mon mari est un savant, interrompit Pennina pour dire quelque chose.

— Plutôt un ergoteur, un éplucheur de mots, un pédant…

— Voyons, ne veux-tu pas changer, prendre des habitudes d’ordre et de travail ? Tu devrais me servir une année seulement, Baruch, une année. Je t’enseignerais ce qui te manque.

— Force, en attendant, ton mari à faire quelque chose qui vaille.

— Je ne parle pas de mon mari, je parle de toi. Tu me serviras une année…

— Pas une heure.

— Pourquoi ?

— Parce que mon cœur se gonflerait, parce que je ne le pourrais pas.

— L’orgueil d’un mendiant !

— Ce n’est pas de l’orgueil.

— Qu’est-ce donc ?

Baruch la regarda gravement : — Tu secoues l’arbre de la vie à ton gré, lui dit-il, et ses fruits tombent pour toi en abondance, le bonheur est à ta droite, à ta gauche la richesse et la considération, tout en toi est beauté. Tu es sur un trône ; pourquoi veux-tu faire de moi l’escabeau de tes pieds ?

— Quelle arrogance ! s’écria Pennina en se levant. Tu aimes mieux souffrir de la faim et vivre dans la fainéantise !

— Suis-je un fainéant ? s’écria Baruch, dont les yeux étincelèrent.

— Tu l’es ! répliqua Pennina en se rapprochant, et un vagabond, un gueux, un ver de terre,... tu ne seras jamais autre chose.

— Et que seras-tu donc, toi, reine de l’aune, lionne attelée à un baudet ?…