Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 11.djvu/353

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Jehuda, apprenant l’estime dont jouissait son beau-frère chez l’ennemi du peuple de Dieu, — car tout le monde en parlait, — vint avertir Chaike, et Chaike conjura son mari de l’aider dans le négoce plutôt que de prêter main-forte aux extravagances de ce Kalinoski.

— Pourquoi ne le servirais-je pas ? dit Baruch. Parce qu’il assomme les Juifs ? Les Juifs m’ont-ils jamais servi en quoi que ce soit ? Au contraire ils m’ont calomnié, injurié, envié ; mais, pour ce qui est des affaires, j’en ferai, Chaike, et de bonnes. Tu en seras tout étonnée. — La pauvre Chaike dut s’étonner en effet, car de quelle manière Baruch entendait-il les affaires ? On aura peine à le croire. Par exemple, il vendit son nez. Voici comment :

Kalinoski avait fait connaissance, dans une chasse, avec Mme de Polawski, et s’était laissé prendre au piège comme le plus sot gibier. Mme de Polawski en était du reste à ne plus compter ses amoureux et savait les tenir tous en bride sans les rebuter, car elle avait besoin de leurs hommages pour se distraire, sa tristesse étant grande parfois de n’avoir pas d’enfans. Elle ne leur opposait jamais de ces vertueuses maximes à la solidité desquelles les hommes ne croient guère ; mais, chez chacun de ses adorateurs, elle trouvait quelque cho-se, une bagatelle à critiquer.

— Vous n’êtes pas heureuse, lui disait Kalinoski, vous n’avez pas d’amour pour votre mari, pourquoi ne me permettriez-vous pas de vous aimer ? — La prudente Lubine ne discuta pas son bonheur plus ou moins complet, c’eût été maladroit, elle s’en tint à répondre, fidèle à sa tactique ordinaire : — Si vous voulez tout savoir, votre nez ne me plaît pas. Je ne pourrai jamais aimer qu’un homme qui ait le nez grec.

Il ne pouvait pas l’en faire démordre.

Rentré chez lui, il étudia longuement son nez devant le miroir et le trouva du type polonais le plus pur. — N’y aurait-il pas un moyen ? pensait l’amoureux aux abois.

Le moyen lui parut être de tirer ce nez récalcitrant du matin au soir, et la nuit en outre, quand il lui arrivait de s’éveiller. Après une semaine de ce régime, il se rendit à Pisariza, un sourire triomphant sur les lèvres : — Eh bien ! que dites-vous de mon nez, madame ? Ne tourne-t-il pas au grec ?

Lubine éclata de rire : — Je n’en sais rien, mais il est fort enflé, rouge comme une betterave !

— Quelle mine de cuivre as-tu donc aujourd’hui au milieu du visage ? demanda M. de Polawski, entrant sur ces entrefaites.

— Tu nies que mon nez soit bien fait ? demanda Kalinoski piqué.

Ce fut un duo de rires moqueurs.