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dans le village avec sa suite ; il montait un cheval blanc, et les présens qu’il apportait étaient huches sur un éléphant et un chameau empruntés à certaine ménagerie du voisinage. Henryka n’eut garde de s’apercevoir que les prétendus Maures sentissent l’ail comme de vrais Juifs, et que certain nègre habillé de rouge ressemblât étrangement à Kalinoski, venu sous cet accoutrement pour assister à la comédie. Cette comédie avait coûté quelques mille florins, mais la vengeance procure des plaisirs qui ne se paient pas. Le prince Baruch joua merveilleusement son rôle. La dame déclara n’avoir jamais imaginé de héros plus poétique ; elle couvrit de bijoux, de soie et de velours ses jupes sales et ses bas déchirés, — quelle Polonaise s’arrêta jamais à ces minuties ? — et fut en un clin d’oeil sur son perron avec la majesté gracieuse particulière aux dames de sa race.

Le prince daigna accepter le repas qui lui fut offert par signes, car il ne parlait aucune langue que comprît sa charmante hôtesse ; il consentit même à passer quelques jours à la seigneurie de Rakow et mit le temps à profit, car d’emblée les faveurs que tant d’autres avaient implorées inutilement vinrent à lui comme par magie. Il lui suffit pour cela de ne pas parler. La spirituelle Henryka, ne pouvant s’entretenir avec lui ni de littérature, ni de politique, ni d’aucune autre chose, en eut bientôt assez d’une pantomime banale, et certain langage, commun aux bohémiens et aux rois, sous la tente comme dans les palais, permit à la conversation de ne pas languir. Jamais Rakow n’avait reçu autant d’hôtes, on accourait de toutes parts pour voir l’heureux prince turc, tous les hommes l’enviaient, toutes les femmes étaient jalouses d’Henryka. Au bout de trois semaines de délices ineffables, celle-ci eut de nouveau recours à la pantomime pour communiquer au modèle des amans le désir le plus intime de son cœur. Elle prit deux bagues, lui en donna une, passa l’autre à son propre doigt, et d’un geste expressif montra le côté de l’Orient.

Le prince comprit aussitôt. — Il est fâcheux, répondit-il, que j’aie une femme, autrement je vous épouserais sur l’heure aussi vrai que je m’appelle Baruch Koreffle Rebhuhn.

Henryka le regarda pétrifiée ; elle n’avait pas encore compris quand le nègre accourut pour lui dire avec la voix de Kalinoski : — Permettez, madame, que je me lave la figure, je suis noir depuis assez longtemps. De l’eau, Baruch !

Tous les tours de Kalinoski sont populaires en Gallicie. — Celui-ci était trop extravagant pour que le bruit ne s’en répandît pas à la ronde. La pauvre Chaike l’entendit comme les autres et laissa tomber sa tête sur sa poitrine. Elle pensa bien faire des reproches