Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 11.djvu/358

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sons ; il colla son large nez à la fenêtre éclairée ; que vit-il ? La cabaretière polonaise, une belle fille effrontée, assise sur les genoux de Baruch, une guitare à la main, et Baruch qui chantait et buvait comme un fou entre deux soldats et un charretier chrétiens : — Regardez-le ! Il pèche le jour de la réconciliation ! cria le boucher appelant deux de ses coreligionnaires, qui passaient.

— Il blasphème ! — Ce mot vola de bouche en bouche dans tout le quartier juif.

Lorsque Baruch, à la pâle lueur de l’aube, rentra en chancelant au logis, il s’arrêta devant sa porte, et ses yeux, s’y étant fixés par hasard, ne purent s’en détacher ; il fut dégrisé en un clin d’œil. Sa main se porta frémissante à son front, puis sur la porte, comme pour épeler le mot terrible qu’on y avait tracé : hairem, malédiction. Il était maudit, proscrit, mis au ban, et les siens avec lui !

Chaike avait reconnu son pas, elle sortit, le vit debout, pétrifié, lut à son tour, mais ne pleura ni ne trembla : — Il devait en être ainsi, tu l’as voulu ; viens, réfléchissons, tout le monde te condamne et te fuit, mais moi, je reste.

Ils eurent beau tenir conseil, ils ne trouvèrent rien ; le jour s’était levé, les gens de la maison, voyant l’arrêt inscrit sur la porte, se rassemblaient dehors, criaient, exigeaient que Baruch s’éloignât.

Le propriétaire envoya sa servante chrétienne lui signifier de partir ; mais où aller ? Les expulsés chargèrent le peu qu’ils possédaient sur une charrette à bras et s’y attelèrent. Les deux plus jeunes enfans étaient dans la charrette, l’aîné courait à côté. La foule suivit en maudissant jusqu’à ce que Baruch eût pris le parti de distribuer des coups de fouet qui la dispersèrent, de sorte que les vociférations ne se firent plus entendre qu’à distance.

Hors de la ville, sur la route impériale, se trouvait un petit cabaret délabré tenu par un Juif qui avait été uhlan avec Baruch. Ce Juif, Jainkew Maimon, était justement sur le pas de sa porte lorsque passa le triste cortège. — Que signifie ceci ? où allez-vous ? s’écria-t-il.

— Nous nous en allons droit devant nous.

— Prends d’abord un petit verre, camarade.

— Ne me parle pas, je suis maudit.

— Et c’est pour cela que tu t’en vas ? Un vrai soldat n’abandonne pas celui qui a servi sous le même drapeau, je me moque des pharisiens ; entre là dedans, tu resteras chez moi, Baruch ; ta femme y tiendra sa boutique, et tes enfans ne pleureront plus.

— Si cela ne doit pas te faire de tort, j’accepte.

Jainkew haussa les épaules. — Comment cela me ferait-il tort ? Je reçois des seigneurs, moi, parfois des paysans et des rouliers ;