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— Peu m’importe.

— C’est le petit Baruch, ton neveu. Comptes-tu l’aider à devenir un fainéant comme son père ?

— Si son père était un fainéant, je le trouve assez puni d’avoir été changé en bête de somme et d’être tombé dans tes mains. Il faut des gens comme mon beau-frère Baruch ; plus il y en aura, mieux cela vaudra.

— Voici une nouvelle sottise ! ricana la belle marchande furieuse.

— Le Talmud dit, expliqua Jehuda, que le Messie doit venir lorsque les Juifs seront tous bons ou tous pervers. Il serait difiicile d’inspirer la vertu à tous les Juifs, les rendre tous méchans paraît plus aisé ; donc les hommes comme Baruch aident à l’avènement du Messie.

— À la bonne heure ! fit Pennina en s’apaisant, et moi aussi j’y veux aider en commençant par te défendre de t’occuper à l’avenir des livres saints. Tu ne dois plus être dévot, entends-tu ? cela retarderait l’avènement du Messie.

Elle courut à sa bibliothèque, prit les douze volumes du Talmud, le Zohar, toutes les belles mystérieuses reliées en parchemin, dont Jehuda se proposait de soulever les voiles, et les jeta au feu. Jehuda eût pleuré volontiers, si sa femme ne lui eût fait peur. — Et maintenant, ajouta celle-ci, tu deviendras un homme comme les autres ; puisque je ne peux t’employer dans mes affaires, tu seras faklor tout simplement. M. Kalinoski a besoin d’un faktor. Va chez lui.

Jehuda se défendit d’abord, mais comme toujours il finit par obéir. Kalinoski, on le sait, n’était pas endurant avec les Juifs ; sans pei’ineitre à l’intrus de s’expliquer, il leva sur lui le long tuyau de sa pipe turque, et Jehuda n’eut que le temps de s’échapper.

— As-tu la place ? lui demanda Pennina au retour.

— J’ai failli recevoir des coups, répondit-il, — et elle éclata de rire.

À cette époque, il n’était bruit que des merveilles opérées par le rabbi de Sadagora. Les Juifs se portaient en masse vers ce saint homme pour demander son conseil ou son secours. Pennina résolut d’entreprendre le pèlerinage. — Je veux des enfans, dit-elle à son mari. — Jehuda l’accompagna chez le rabbi, et, lorsque le cas eut été exposé à ce dernier : — Femme, prononça l’oracle, va toi-même chez Kalinoski et envoie-lui une fois de plus ton époux ; retournez en paix tous deux dans votre maison : toi, tu auras des enfans, et lui, il sera heureux.