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Mais, sans tomber dans ces excès de l’analogie, il est bien difficile de renoncer à la vieille comparaison entre les quatre âges de la vie individuelle et les diverses périodes de la vie de l’humanité, — comparaison toujours trompeuse et toujours reproduite, tant est naturelle et puissante chez l’homme cette tendance à chercher partout les conditions de sa propre existence, à se faire, comme disait le sophiste Protagoras, la mesure de toutes choses. On s’étonne, après tous les échecs qu’a déjà subis cette doctrine, qu’elle ait pu séduire un des plus savans et des plus récens historiens du progrès, le professeur Conrad Hermann de Leipzig. Selon lui, le caractère dominant de l’enfance, chez l’individu comme chez la race tout entière, c’est un débordement de vie joyeuse et sensitive qui trouve son expression dans l’art. Dans la jeunesse, les influences auxquelles obéit l’activité sont plus intimes ; l’énergie plus concentrée de ces influences produit un enthousiasme plus durable : de là la religion. L’âge mûr se distingue par un jugement sobre, une réflexion prudente, une application qui se tourne toute à la pratique ; c’est l’âge de l’industrie. Enfin une méditation profonde et repliée sur elle-même, l’amour chaque jour plus vif et plus exclusif de la sagesse, portent la vieillesse à chercher toutes ses satisfactions dans la science. — L’enfance et l’art furent représentés par la Grèce, la jeunesse et la religion par le monde germano-chrétien ; l’Angleterre représente aujourd’hui l’âge mûr et l’industrie, et l’Allemagne, la nation de la science, fermera le cycle de la vie du genre humain.

Il serait bien superflu de discuter sérieusement une formule du progrès qui ne tient aucun compte de l’antique Orient, qui place le développement esthétique avant le développement religieux, — comme si le peuple hébreu, dont la religion fut toute la vie, n’avait pas précédé dans l’ordre des temps le peuple grec, — une formule qui semble méconnaître l’admirable génie scientifique de la Grèce, le génie industriel et commercial des Phéniciens. Ce qui doit nous édifier, c’est cette teutomanie naïve qui prétend concentrer dans la seule Allemagne ce qui reste de vie au genre humain et raie sans façon là France et les races latines du livre de l’avenir. Notre Jouffroy, lui aussi, a risqué quelques conjectures sur les destinées futures de notre espèce ; mais, plus généreux, il consentait à laisser vivre l’Allemagne et l’Angleterre à côté de la France, comme organes essentiels et nécessaires de tout progrès ultérieur. Par malheur, ce n’est pas seulement dans le pacifique domaine de la science que les Allemands se font aujourd’hui la part du lion[1].

  1. Hæckel dit de même, à la fin de son Histoire de la Création des êtres organisés : « La race indo-germanique est celle qui s’est le plus éloignée de la forme originelle des hommes-singes. Des deux branches de cette race, c’est la branche romaine (gréco-romano-celtique) dont la civilisation a été prédominante pendant l’antiquité classique et le moyen âge. A la tête se placent les Anglais et les Allemands, qui, par la découverte et le développement de la théorie de l’évolution, viennent de poser les bases d’une nouvelle période de haute culture intellectuelle. La disposition de l’esprit à adopter cette théorie, et la tendance à la philosophie monistique qui s’y rattache, fournissent la meilleure mesure du degré de développement intellectuel de l’homme. » C’est par pure politesse évidemment que Hæckel place ici les Anglais à côté des Allemands, car, ainsi que le remarque justement M. Léon Dumont, les Anglais n’ont aucune tendance moniste ou panthéistique ; ils ont une disposition bien plus marquée. pour le matérialisme ou l’athéisme que pour le monisme.