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de sa perte. Il semble donc raisonnable de mettre obstacle aux progrès de la Russie vers le sud, de l’écarter de Constantinople, de l’Asie-Mineure et du Golfe-Persique. De son côté, l’immense empire de Russie, en réalisant peu à peu le testament apocryphe, mais judicieusement machiavélique de Pierre le Grand, aurait sur la Méditerranée des débouchés qu’elle peut croire nécessaire de se préparer ; ses principaux ports seraient, outre Constantinople, ceux de Salonique, du Pirée et d’Avlona, joints à ses capitales par des chemins de fer, à l’Orient et à l’Occident par des compagnies de navigation.

Il ne semble pas douteux qu’elle poursuit un but de ce genre, moins lointain peut-être, mais lié au plan général de ses conquêtes à venir. Le panslavisme marche lentement vers le sud ; s’appuyant sur les Bulgares et les rameaux slaves qu’il projette dans la péninsule hellénique, il assiège l’Athos, il détache du patriarcat l’église bulgare, il a une nièce du tsar sur le trône de Grèce ; il s’insinue par la religion et le clergé dans l’intimité du monde grec. Aujourd’hui à la vérité le rôle trop ostensible qu’il a joué dans l’affaire de l’église bulgare l’a mis en état de suspicion et d’hostilité aux yeux des Hellènes ; mais en fait il suit, pour assiéger et isoler Constantinople, la même méthode que suivirent les Ottomans avant 1453, occupant d’abord les contrées environnantes, de telle sorte qu’un seul et dernier assaut devait suffire pour prendre la capitale et consommer l’œuvre de la conquête. Je suppose que l’Angleterre et la France ont l’œil ouvert sur ces menées du panslavisme, et que leurs agens les tiennent au courant des faits.

Sur un autre point, l’Allemagne est devenue un danger formidable pour la Turquie. Toute l’Europe se souvient des déclarations quelque peu imprudentes faites, il y a quelques années, au parlement prussien. L’Allemagne s’y peignait comme étouffant dans ses frontières continentales et y exprimait son besoin d’avoir des débouchés sur la mer, au nord et au sud. Ceux du nord, les dernières conquêtes les lui ont données ; de ce côté, elle sera satisfaite quand elle possédera ce que l’on nomme « les provinces allemandes de la Russie » et peut-être, en tout ou en partie, la Hollande et la Belgique. Au sud, elle ne peut avoir en vue que l’Adriatique et Trieste ; le tunnel du Gothard lui ouvrira un chemin vers la mer Tyrrhénienne, mais ce chemin traversera deux états étrangers, la Suisse et l’Italie. Si dans une complication européenne les 7 millions d’Allemands qui sont en Autriche venaient à se déclarer pour Berlin, il ne serait pas impossible de détacher du royaume austro-hongrois sa partie occidentale, y compris Trieste. Ainsi l’Allemagne s’étendrait de la Mer du Nord à l’Adriatique et croiserait dans la