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l’air triste, effrayé, souffrant, chassant devant lui ce troupeau de bêtes criardes au regard oblique, à la tête baissée, toujours menaçante. À le voir ainsi courir à leur suite sur les sombres bruyères, dans la vapeur rouge du premier crépuscule, on eût dit d’un follet des landes chassé par une rafale.

Il eût été pourtant aimable et joli, ce pauvre petit porcher, s’il eût été soigné, propre, heureux comme vous autres, mes cners en fans qui me lisez. Lui, ne savait pas lire, il ne savait rien, c’est tout au plus s’il savait parler assez pour demander le nécessaire, et, comme il était craintif, il ne le demandait pas toujours ; c’était tant pis pour lui si on l’oubliait.

Un soir, les pourceaux rentrèrent tout seuls à l’étable, et le porcher ne parut pas à l’heure du souper. On n’y fit attention que quand la soupe aux raves fut mangée, et la fermière envoya un de ses gars pour appeler Emmi. Le gars revint dire qu’Emmi n’était ni à l’étable, ni dans le grenier, où il couchait sur la paille. On pensa qu’il était allé voir sa tante, qui demeurait aux environs, et oa se coucha sans plus songer à lui.

Le lendemain matin, on alla chez la tante, et on s’étonna d’ap-- prendre qu’Emmi n’avait point passé la nuit chez elle. Il n’avait pas reparu au village depuis la veille. On s’enquit de lui aux alentours, personne ne l’avait vu. On le chercha en vain dans la forêt. On pensa que les sangliers et les loups l’avaient mangé. Pourtant on ne retrouva ni sa sarclette, sorte de houlette à manche court dont se servent les porchers, ni aucune loque de son pauvre vêtement ; on en conclut qu’il avait quitté le pays pour vivre en vagabond, et le fermier dit que ce n’était pas grand dommage, que l’enfant n’était bon à rien, n’aimant pas ses bêtes et n’ayant pas su s’en faire aimer.

Un nouveau porcher fut loué pour le reste de l’année, mais la disparition d’Emmi effrayait tous les gars du pays ; la dernière fois qu’on l’avait vu, il allait du côté du chêne parlant, et c’était là sans doute qu’il lui était arrivé malheur. Le nouveau porcher eut bien soin de n’y jamais conduire son troupeau, et les autres enfans se gardèrent d’aller jouer de ce côté-là.

Vous me demandez ce qu’Emmi était devenu. Patience, je vais vous le dire.

La dernière fois qu’il était allé à la forêt avec ses bêtes, il avait avisé à quelque distance du gros chêne une touffe de favasse en fleurs. La favasse ou féverole , c’est cette jolie papilionacée à grappes roses que vous connaissez, la gesse tubéreuse ; les tubercules sont gros comme une noisette, un peu âpres, quoique sucrés. Les enfans pauvres en sont friands ; c’est une nourriture qui ne coûte rien et que les pourceaux, qui en sont friands aussi, songent seuls à leur disputer. Quand on parle des anciens anachorètes vi-